Après l’émission diffusée le vendredi 2 décembre 2022, quelques repères essentiels concernant le droit, le droit canonique et l’impact psychologique des abus sur les victimes.
Revoir l’émission de la rédaction : Lutte contre les abus : des repères essentiels
Sur le plateau :
• Docteur Isabelle Chartier-Siben – Psychothérapeute et victimologue, présidente de l’association “C’est à dire”
• Père Emmanuel Boudet – Official pour la Province ecclésiastique de Paris
• Benoît G. – Membre du collectif de victimes “Les Voix Libérées”
• Maître Marie d’Harcourt – Avocate au Barreau de Paris
Une émission présentée par Étienne Loraillère
Justice d’État, justice canonique, quelle justice face aux abus ?
Dans le traitement des affaires d’abus qui secouent l’Église depuis plusieurs années, la justice est au cœur du processus afin de protéger les victimes, punir les auteurs, et contribuer à faire de l’Église une maison sûre. Il est possible de rencontrer au détour de la presse les expressions de « justice civile », « justice pénale », « justice canonique », « justice réparatrice » pour désigner ce processus. Mais derrière ce vocabulaire multiple, de quelle justice s’agit-il ?
Deux grandes justices se dessinent dans le cadre du traitement des affaires d’abus dans l’Église : la justice de l’État, et la justice de l’Église. S’ajoute à cela une nouvelle forme de justice développée par l’INIRR et la CRR, les deux instances de réparation des victimes d’abus dans l’Église. Cette nouvelle forme de justice est appelée justice restaurative ou réparatrice.
Lorsque la justice française est saisie d’une affaire concernant une personne ayant commis une infraction, les juridictions pénales vont être saisies de l’affaire et appliquer le droit pénal. En effet, il existe plusieurs « droits » en France comme le droit civil appliqué devant les juridictions civiles (affaires de propriété, divorce, succession) ou encore le droit administratif appliqué devant les juridictions administratives (contestation d’une acte administratif). Une personne agressée sexuellement va donc porter l'affaire « au pénal », c’est-à-dire devant les juridictions pénales de l’État.
L’Église possède également son droit : le droit canonique. Hérité du droit romain, le droit canonique s'est forgé au fil des siècles à partir des ordonnances des conciles ou des décrets des papes… jusqu’à être compilé par le moine Gratien en 1140 dans la « Concorde des canons discordants ». Au XIIIe siècle, le droit canonique devient une discipline autonome distincte de la théologie. En 1917, le droit canonique fait l’objet d’une première codification de type moderne. La seconde codification, toujours en vigueur, date de 1983. Le droit canonique concerne l’organisation du gouvernement de l’Église, les droits et obligations des fidèles, et la justice dans l’Église.
Les canonistes, les spécialistes du droit canon, ne vont pas désigner la justice de l’État français de la même manière que les juristes étatiques eux-mêmes. Ils vont avoir recours à une opposition entre justice civile et justice canonique. Pourquoi ? Il s’agit d’une distinction qui existait encore sous l’Ancien Régime. À une époque où les codifications modernes n’existaient pas, les juristes de l’État s’appuyaient notamment sur une compilation de droit romain appelée Corpus iuris civilis (Corpus de droit civil), tandis que les canonistes utilisaient le Corpus iuris canonici (Corps de droit canonique). D’où cette opposition utilisée par les canonistes, et qui n’existe plus en droit français, entre les civilistes et les canonistes, entre la justice civile (pour désigner la justice de l’État) et la justice canonique.
S’ajoute désormais à cela, le droit qui se développe progressivement dans le cadre de l'INIRR (l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation) créée par la Conférence des évêques de France et de la CRR (Commission reconnaissance et réparation), créée par la Conférence des religieux et religieuses de France. L’INIRR et la CRR ont pour mission de mettre en place une forme nouvelle de justice dite restaurative, en vue de la réparation des victimes d’abus commis par des membres de l’Église.
Abus ou gestes déplacés, de quoi parle-t-on ?
Enjeux de qualification
« Les mots ont un sens », rappelle maître d’Harcourt dans cette émission, qui préfère utiliser la notion juridique « d’infraction à caractère sexuel ». En droit pénal, il existe différents types d’infractions classées en trois catégories selon leur ordre de gravité : les contraventions, les délits et les crimes. Certaines infractions présentent un caractère sexuel et entrent dans les deux catégories principales suivantes : la catégorie criminelle (en cas de viol par exemple), et la catégorie délictuelle (pour des faits d’agression sexuelle).
Les canonistes, c’est-à-dire les juristes spécialistes du droit canon, parlent plutôt de crime contre le 6e commandement : « Tu ne commettras pas l’adultère » (1 Ex 20, 14). Cela englobe les crimes à caractère sexuel, de la captation d’images à caractère sexuel au passage à l’acte.
Droit pénal et droit canon ont en commun de distinguer, une fois la qualification juridique établie, les circonstances de la commission de l’infraction. S’agit-il de faits commis sur des majeurs, des mineurs, avec ou sans recours à la violence ? S’agit-il de faits commis par une personne ayant autorité ?
En revanche, le droit canonique peut prendre en compte des éléments qui ne seront pas retenus par les juridictions pénales. En raison de la nature ecclésiale du droit canonique, celui-ci peut considérer la gravité de faits commis à l’occasion des sacrements, comme le sacrement de la réconciliation par exemple.
L’expression « geste déplacé » n’est donc ni une qualification juridique, ni une qualification canonique comme le précisent les invités. Pour le père Emmanuel Boudet, cette expression est « insupportable ». Le docteur Isabelle Chartier-Siben rappelle qu’un geste déplacé peut aller d’une main sur l’épaule ou les vêtements, à un geste entrainant une atteinte à l’intégrité physique de la personne victime. Une main baladeuse n’est pas viol. Tout geste déplacé n’entre pas dans une qualification pénale. Mais certains « gestes » sont d’une gravité telle qu’ils doivent être signalés pour protéger la personne victime ou de futures victimes. De la gravité du geste posé dépend la gravité de la sanction encourue, encore faut-il pouvoir qualifier juridiquement le geste en question.
Connaissance d’abus, comment réagir ?
Devant la justice pénale et devant la justice canonique
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Dénoncer un crime, une obligation
La non-dénonciation d’un crime ou d'un délit est une infraction au regard du droit pénal. La dénonciation d’un crime ou d’un délit dont on a connaissance est donc une obligation, renforcée en cas de crime commis contre un mineur, sous réserve des exceptions prévues par le code pénal (art. 226-13 et 464-1 du code pénal). Le but est d’empêcher la commission d’un crime, de protéger la victime ou d’autres victimes potentielles. Le code pénal oblige tout citoyen à empêcher un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle de la personne (art. 223-6), d’informer la justice afin de prévenir ou de limiter les effets d’un crime (art. 434-1), ou tout fait de privations, mauvais traitements ou d’agressions, ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne vulnérable (art. 434-3).
À cette fin, des protocoles ont été signés entre les diocèses et les procureurs de la République des tribunaux judiciaires, « pour mettre en place cette automaticité pour les diocèses qui ont connaissance de la commission d’infractions de faire un signalement au procureur de la République », explique maître d’Harcourt. Une infraction commise dans le cadre de l’Église doit être portée à la connaissance des juridictions de l’État. L’évêque diocésain doit donc informer la justice étatique en cas de crime ou de délit d’agression sexuelle commis sur mineurs.
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Comment porter plainte ?
La connaissance de faits précis implique d'informer la justice pour protéger la personne victime. En cas d’urgence, se rendre au commissariat ou à la gendarmerie la plus proche est la meilleure chose à faire pour la victime ou ses représentants légaux. En revanche, si les faits sont plus anciens, il peut être pertinent de rencontrer un avocat. Celui-ci, explique maître d’Harcourt, « saura orienter la victime vers la démarche la plus adaptée en fonction de l’ancienneté des faits, la capacité à expliquer les choses ».
Il existe effectivement plusieurs manières de porter plainte : par un courrier recommandé adressé par l’avocat ou par la victime au procureur, une prise de rendez-vous dans une brigade spécialisée qui prendra le temps nécessaire au dépôt de plainte. Si les faits viennent d’être commis, il est essentiel d’aller aux urgences médico-judiciaires. Un tiers qui a connaissance d’un crime ou d’un délit (il n’est ni la victime, ni son représentant légal), il peut effectuer un signalement au procureur de la République.
Même si les faits sont prescrits, il est possible de porter plainte ou d’effectuer un signalement. Cela peut permettre de protéger les autres, ou de faire « effet de groupe » dans une action judiciaire. Le dépôt de plainte peut permettre de découvrir d’autres victimes pour lesquelles les faits ne seraient pas prescrits. C’est tout l’enjeu et le travail des associations de victimes, explique Benoît G., membre du collectif de victimes « Les Voix Libérées ». Cependant, lorsque l’auteur des faits est décédé, il ne peut pas y avoir de procédure judicaire.
Devant la justice canonique, comme devant la justice pénale, il est nécessaire d’être précis dans le signalement en déclinant son identité, les faits, les dates. « Il faut avoir un minimum d’éléments précis », explique le père Boudet. Pour s’assurer que l’affaire soit prise en compte par la justice canonique, une victime peut écrire à paroledevictimes@cef.fr.
Dans tous les cas, « la démarche est bouleversante », souligne le docteur Isabelle Chartier-Siben. Pour avoir le courage de parler, la victime doit être bien accompagnée. « Parler renouvelle le traumatisme », explique-t-elle. Mais beaucoup de ses patients trouvent le courage de parler « pour protéger les autres ».
Le temps de l’enquête
Devant la justice pénale
L’enquête pénale prend du temps. Des règles spécifiques s’appliquent afin de préserver son bon déroulement. L’enquête est préservée par le secret afin de permettre aux enquêteurs de faire leur travail. Le but étant également de préserver la parole des victimes et de la garder intacte. Durant tout le temps de la procédure, l’auteur présumé des faits, le mis en cause, bénéficie lui-même de droits fondamentaux appelés « les droits de la défense ». Parmi ces droits se trouve la présomption d’innocence.
Une fois le dépôt de plainte effectué, ou le signalement opéré, il n’est plus possible de « retirer sa plainte ». Le procureur est le moteur de l’action publique et décide de l’issue de la plainte ou du signalement effectué. Mais l’enquête peut être interrompue avant le procès. S’il s’avère que les preuves sont insuffisantes ou que l’auteur des faits est inconnu, l’enquête pourra être classée sans suite ou, dans certains cas, faire l’objet d’une ordonnance de non lieu. Les poursuites sont interrompues dans le premier cas, ou abandonnées dans le second.
Une coopération entre justice d’État et justice canonique
Pour les faits sur mineurs, le père Boudet rappelle que « les autorités ecclésiastiques font automatiquement un signalement » auprès de la justice civile. Mais la plupart du temps, une enquête canonique va être ouverte. Cette procédure est complexe puisqu’elle passe par Rome et le Dicastère pour la Doctrine de la Foi. Le processus est long, même s’il a été voulu par Rome pour punir les auteurs de manière certaine.
Lorsque des faits sont dénoncés auprès de l’autorité ecclésiastique, il y a ouverture d’une enquête canonique. Mais cette ouverture d’enquête va être accompagnée d’un signalement auprès du parquet, c’est-à-dire du procureur de la République, et donner lieu potentiellement, à un procès pénal. C’est donc un partenariat entre justice pénale et justice canonique qui est souhaité par les autorités ecclésiastiques.
En raison des protocoles signés entre les procureurs et les diocèses, les affaires signalées auprès de la justice de l’État ne font pas l’objet de mesures, autre que des mesures conservatoires, dans le cadre de la justice canonique. En pratique, lorsqu’un clerc fait l’objet de poursuites pénales pour infraction sexuelle devant la justice de l’État, l’évêque va prendre des mesures conservatoires pour suspendre le clerc de ses fonctions, limiter ses activités. L’évêque va également signaler l’affaire à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. C’est donc un dialogue qui est instauré, fondé sur la confiance. Cependant, un temps long est demandé aux diocèses, afin que la justice de l’État fasse son travail. Les juridictions canoniques attendent maintenant que l’enquête pénale devant l’État soit terminée avant de prononcer des peines canoniques.
La prescription en droit français et en droit canonique
Devant la justice pénale
« La prescription, cette notion fondamentale de notre État de droit qui est nécessaire à la paix sociale, tient compte du mécanisme interne d’une victime et le blocage que parfois peut constituer ce type de traumatisme », dit maître d’Harcourt. La prescription est donc rallongée pour les mineurs qui ne peuvent pas porter plainte personnellement pendant leur minorité. Le délai commence à courir au moment de la majorité de la victime. Pour les infractions à caractère sexuel, le délai de prescription est de 30 ans pour les crimes, et de 6 ans pour les délits.
Il existe désormais une notion juridique nouvelle : la prescription glissante. La loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, a souhaité protéger davantage les enfants victimes d’infractions à caractère sexuel. En matière de prescription, cette loi « permet à des victimes d’un même auteur de raccrocher des faits prescrits à des faits non prescrits ». Les faits prescrits pourront être poursuivis, si l’auteur est poursuivi pour des faits non prescrits. Les chances de réparation pour les victimes sont donc plus étendues qu’auparavant.
Devant la justice canonique
Pour le droit canonique, les délais de prescription sont assez courts. Cependant, le pape François a décidé que pour les faits sur mineur, la prescription pourrait être levée. En pratique, le Dicastère pour la Doctrine de la Foi lève la prescription au cas par cas pour des faits commis par tel auteur. Des faits anciens (40, 50 ans par exemple) peuvent donc être jugés s’ils concernent des victimes mineures.
Le processus de réparation des victimes d’abus sexuels dans l’Église
L’INIRR et la CRR : une justice restaurative
Dans le cadre du processus de réparation des victimes d’abus sexuels entamé depuis la remise du rapport de la CIASE en octobre 2021, l’Église s’est dotée de deux instances de réparation : l’INIRR et la CRR.
L’INIRR, c’est-à-dire l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation, a été créée par la CEF le 8 novembre 2021. Elle est présidée par la juriste Marie Derain de Vaucresson (issue de la Protection judiciaire de la jeunesse). Les compétences de l’Inirr ont été définies dans une lettre de mission donnée par la CEF à la présidente de l’Inirr. Ainsi, cette instance peut connaître des affaires concernant les victimes d’abus sexuels commis par un prêtre ou par toute personne en responsabilité ecclésiale, à la condition de la victime ait été mineure au moment des faits.
La CRR, ou Commission reconnaissance et réparation, est pilotée par Antoine Garapon (ancien magistrat et ancien membre de la Ciase). Cette commission a été créée par la Corref pour la réparation des personnes victimes d’abus sexuels commis par un religieux ou une religieuse. La victime, à la différence de l’Inirr, pouvait être mineure ou majeure « en situation de vulnérabilité » au moment des faits. L’objectif de l’Inirr ou de la CRR est ambitieux puisqu’il s’agit d’ouvrir aux victimes la possibilité d’obtenir une réparation (financière ou non) pour des faits qui sont ou ne sont plus susceptibles d’action en justice devant les tribunaux judiciaires.
Cette « justice restaurative répond à une demande de justice complémentaire de la justice civile et pénale. Elle place la victime au centre du processus de justice […] », précise le site de la CRR (Qu’est-ce que la justice restaurative recherchée par la CRR ?). L’INIRR et la CRR ont pour mission de mettre en place une forme nouvelle de justice en vue de la réparation des victimes d’abus commis par des membres de l’Église.
Pour les affaires prescrites dans les juridictions pénales, l’INIRR et la CRR ont un champ d’action vaste. En revanche, pour des affaires non prescrites, elles suspendent le cours des réparations afin d’attendre la décision de la justice française.
Vicimes ou proches, l'Église vous écoute
Cellules d’écoute dans l'Église
Si vous connaissez le diocèse dans lesquels les faits ont été commis : paroledevictimes@cef.fr
S'il s'agit d'un institut religieux : ecoutevictimes@corref.fr
Vous pouvez consulter le site luttercontrelapedophilie.catholique.fr et signaler les faits à la justice.
Service National d'Accueil Téléphonique de l’Enfance en Danger
(pour signaler ou demander un renseignement sur des situations)
Un numéro dédié : 119
allo119.gouv.fr
France Victimes
01 41 83 42 17