Contenu sponsorisé Campagne Noël Campagne Noël

Prédications de Carême du Cardinal Raniero Cantalamessa 2024

Publié le 22/03/2024

Le cardinal Raniero Cantalamessa, prédicateur de la Maison pontificale, propose les vendredis de Carême une prédication pour se préparer à Pâques à suivre sur KTO depuis la salle Paul VI à Rome. Retrouvez sur cette page les textes des méditations pour le Carême 2024.

Prédication du 22 mars 2024

« JE SUIS LE CHEMIN, LA VÉRITÉ ET LA VIE »

Cinquième Prédication, Carême 2024

Dans notre itinéraire à travers le Quatrième Évangile pour découvrir qui est Jésus pour nous, nous voilà arrivés à la dernière étape. Nous entrons dans ce qu'on appelle habituellement « Les discours d'adieu » de Jésus à ses Apôtres. Cette fois, je ne tenterai même pas de résumer le contexte et de mettre en évidence ses différentes unités et subdivisions. Cela reviendrait à essayer de dessiner des cases et de distinguer des secteurs dans une coulée de lave descendant du cratère. Passons donc directement à ce que nous entendons relever dans cette méditation :
« Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures ; sinon, vous aurais-je dit : "Je pars vous préparer une place" ? Quand je serai parti vous préparer une place, je reviendrai et je vous emmènerai auprès de moi, afin que là où je suis, vous soyez, vous aussi. Pour aller où je vais, vous savez le chemin. » Thomas lui dit : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment pourrions-nous savoir le chemin ? » Jésus lui répond : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi » (Jn 14, 3-6).
« Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie », voilà bien des paroles qu'une seule personne au monde pouvait prononcer et a prononcées de fait. Le Christ est en même temps le chemin et le but du voyage. En tant que Verbe éternel du Père, il est la vérité et la vie ; en tant que Verbe fait chair, il est le chemin.
Nous avons eu l'occasion de contempler le Christ comme Vie, en commentant sa parole « Je suis le pain de la vie », comme Vérité en commentant son autre parole « Je suis la lumière du monde ». Concentrons-nous donc sur le Christ Chemin. Après avoir contemplé le Christ comme don, nous avons la possibilité de le contempler comme modèle. « Puisque – écrit Kierkegaard – le Moyen Âge s'était de plus en plus égaré en mettant l'accent sur le côté du Christ comme modèle, Luther a accentué l'autre côté, affirmant qu'il est un don et qu’il revient à la foi de l'accepter ». « Mais maintenant - ajoute le même auteur - nous devons aussi insister sur le Christ comme modèle, si nous ne voulons pas que la doctrine sur la foi se transforme en une feuille de vigne qui cache les omissions les plus antichrétiennes . »
Jésus continue de dire à ceux qu'il rencontre - c'est-à-dire à nous en ce moment - ce qu'il disait aux Apôtres et à ceux qu'il a rencontrés au cours de sa vie terrestre : « Venez à ma suite », ou au singulier « Suis-moi ! » La suite (en grec akolouthia) du Christ est un thème sans limites, qui a fait l’objet du livre le plus aimé et le plus lu dans l'Église après la Bible, à savoir L'Imitation du Christ. Nous nous limiterons à en dire ce qui nous servira pour passer à quelques applications pratiques, toujours d'ordre spirituel et personnel, comme nous nous le sommes fixé dans ces méditations.
Le thème de la suite du Christ occupe une place importante dans le Quatrième Évangile. Suivre Jésus est presque synonyme de croire en lui. Mais croire est une attitude de l’esprit et de la volonté ; l'image du « chemin » et de la « marche » met en évidence un aspect important de la foi, qui est la « marche », c'est-à-dire le dynamisme qui doit caractériser la vie du chrétien et la répercussion que la foi doit avoir sur son mode de vie. À la différence de la foi et de l’amour, la sequela n’indique pas seulement une disposition de l’esprit et du cœur, mais elle trace pour le disciple un programme de vie qui implique un partage total de la manière de vivre, du destin et de la mission du Seigneur. 
*    *    *
En mettant l'accent sur l'épisode du lavement des pieds, Jean a voulu souligner un domaine particulier et prioritaire de la suite du Christ, celui du service (Jn 13, 12-15). Mais je ne parlerai pas du service. J'ai consacré la dernière prédication du Carême dernier à ce thème et il n'est pas nécessaire que j’y revienne. Aussi parce que je crois être le moins qualifié pour parler de service, ayant été dans ma vie presque exclusivement au « service de la Parole » qui, aussi important soit-il, est relativement facile et plus gratifiant que bien d'autres services dans l'Église.
Je voudrais plutôt parler de ce qui caractérise la suite du Christ et la distingue de tout autre type de suite. On dit d'un artiste, d'un philosophe, d'un homme de lettres qu'il s'est formé à l'école de tel ou tel maître renommé. On dit aussi de nous, les religieux, que nous avons été formés à l'école, qui de Benoît, qui de Dominique, qui de François, qui d'Ignace de Loyola et qui d'autres hommes ou femmes. Mais il y a une différence essentielle entre cette suite et celle du Christ. On la trouve exprimée - on ne pourrait mieux faire - par les paroles de Jean lui-même, à la fin du Prologue de son Évangile : « La Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. » (Jn 1, 17)
Pour nous religieux, cela signifie que la règle nous a été donnée par notre Fondateur ou notre Fondatrice, mais que la grâce et la force pour la mettre en pratique ne peuvent nous venir que de Jésus-Christ. Pour nous comme pour tous les chrétiens, cela signifie aussi autre chose d’ encore plus radical, que l'Évangile nous a été donné par le Jésus terrestre, mais que la capacité de l'observer et de le mettre en pratique ne nous vient que du Christ ressuscité, par son Esprit !
Saint Thomas d'Aquin a écrit à ce sujet des paroles qui, de la bouche d'un médecin moins autoritaire que lui, nous laisseraient perplexes. Dans son commentaire sur la parole paulinienne « La lettre tue, mais l'Esprit donne la vie » (2 Co 3, 6), il écrit : « Par lettre nous entendons toute loi écrite qui reste en dehors de l'homme, même les préceptes moraux contenus dans l'Évangile ; c'est pourquoi même la lettre de l'Évangile tuerait si la grâce de la foi qui guérit n'y était pas ajoutée  ». Et peu avant, il disait explicitement que « la grâce qui nous guérit » n'est rien d'autre que « la même grâce du Saint-Esprit » donnée aux croyants . Saint Augustin l'a compris par expérience personnelle et a donc inventé sa prière extraordinaire : « Vous m’ordonnez la continence Seigneur ; donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et ordonnez-moi ce qu’il vous plaît  ».
C'est pourquoi plusieurs parties des discours de Jésus lors de la Dernière Cène ont pour objet l'Esprit Paraclet qu'il enverrait sur les Apôtres. Rappelons quelques-unes de ses promesses à ce propos :
J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant vous ne pouvez pas les porter. Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière. En effet, ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira ; et ce qui va venir, il vous le fera connaître. Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître. (Jn 16, 12-14)
Si Jésus est « le Chemin » (en grec, odòs), le Saint-Esprit est « le Guide » (en grec, odegòs ou odegìa). C'est ainsi que saint Grégoire de Nysse le définissait déjà , et c'est ainsi que l'Église latine l'invoque dans le Veni Creator. Les deux versets « Ductore sic te praevio – vitemus omne noxium » signifient en fait « avec toi comme guide (ductor), nous éviterons tout mal ».
*    *    *
Parmi les différentes fonctions que Jésus attribue au Paraclet, dans son œuvre en notre faveur, celle sur laquelle nous voulons nous concentrer est celle de Souffleur : « Le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit. » (Jn 14, 26) « Il vous fera souvenir » : la Vulgate latine traduisait par ipse suggeret vobis, il vous suggérera.
Le souffleur, au théâtre, est caché dans une petite trappe et est invisible pour le public ; tout comme l'Esprit Saint qui illumine tout, tout en restant invisible et pour ainsi dire en coulisses. Le souffleur prononce les paroles à voix basse pour ne pas être entendu du public, et l'Esprit parle aussi « à voix basse », doucement. Cependant, contrairement aux souffleurs humains, il ne parle pas aux oreilles, mais au cœur ; il ne suggère pas mécaniquement les paroles de l'Évangile, comme tirées d'un scénario, mais les explique, les adapte, les applique aux situations.
Nous parlons naturellement des « inspirations de l’Esprit », ce qu’on appelle aussi les « bonnes inspirations ». La fidélité aux inspirations est le chemin le plus court et le plus sûr vers la sainteté. Nous ne savons pas d’emblée quelle est la sainteté concrète que Dieu veut de chacun de nous ; Dieu seul la connaît et nous la révèle au fur et à mesure que le chemin se déroule. Il ne suffit donc pas d’avoir un programme de perfection clair, à mettre en œuvre progressivement. Il n’existe pas de modèle de perfection identique pour tous. Dieu ne fabrique pas les saints en série, il n'aime pas le clonage. Chaque saint est une invention inédite de l’Esprit. Dieu peut demander à l’un l’opposé de ce qu’il demande à l’autre. Il s’ensuit que pour parvenir à la sainteté, l’homme ne peut se contenter de suivre des règles générales qui s’appliquent à tous. Il doit aussi comprendre ce que Dieu lui demande à lui, et rien qu’à lui.
Donc, ce que Dieu veut de différent et particulier, chacun le découvrira à travers les événements de la vie, la parole de l'Écriture, la conduite de son directeur spirituel, mais le moyen principal et ordinaire, ce sont les inspirations de la grâce. Ce sont des sollicitations intérieures de l'Esprit au plus profond du cœur, à travers lesquelles Dieu non seulement fait connaître ce qu'il désire de nous, mais donne la force nécessaire, et souvent aussi la joie, pour l'accomplir, si la personne y consent.
Pensons à ce qui serait arrivé si Mère Teresa de Calcutta s’était obstinée à observer les règles canoniques en vigueur dans les instituts religieux de son époque. Jusqu'à l'âge de 36 ans, elle était sœur dans une congrégation religieuse, certes fidèle à sa vocation et dévouée à son travail, mais rien qui puisse prédire quelque chose d'extraordinaire chez elle. C'est lors d'un voyage en train de Calcutta à Darjeeling pour sa retraite spirituelle annuelle que se produit l'événement qui a changé sa vie. L'Esprit Saint a « murmuré » à l'oreille de son cœur une invitation claire : quitte ton ordre, ta vie antérieure, et mets-toi à ma disposition pour une œuvre que je t'indiquerai. Chez les filles de Mère Teresa, ce jour – le 10 septembre 1946 – est commémoré sous le nom de « Journée de l'Inspiration ».
Lorsqu'il s'agit de décisions importantes pour soi-même ou pour d’autres, l'inspiration doit être soumise et confirmée par l'autorité, ou par son père spirituel. En fait, c'est ce que fit Mère Teresa. On s’expose au danger si on compte uniquement sur son inspiration personnelle.
Les bonnes inspirations ont quelque chose de commun avec l'inspiration biblique, à part bien sûr l'autorité et la portée qui sont essentiellement différentes. « Dieu dit à Abraham… », « Le Seigneur parla à Moïse » : ce discours du Seigneur n'était pas, du point de vue phénoménologique, différent de ce qui se passe dans les inspirations de la grâce. La voix de Dieu, même au Sinaï, ne résonnait pas à l'extérieur, mais à l'intérieur du cœur sous forme de clarté, d'impulsions, venant de l'Esprit Saint. Les dix commandements n’ont pas été gravés par le doigt de Dieu sur des tables de pierre (il nous est difficile de l’imaginer !), mais dans le cœur de Moïse qui les a ensuite gravés sur des tables de pierre. « C’est portés par l’Esprit Saint que des hommes ont parlé de la part de Dieu » (2 P 1, 21) ; c'était eux qui parlaient, mais poussés par le Saint-Esprit ; ils répétaient avec leur bouche ce qu'ils entendaient dans leur cœur. Dieu, dit le prophète Jérémie, inscrit sa loi dans les cœurs (cf. Jr 31, 33).
Toute fidélité à une inspiration est récompensée par des inspirations de plus en plus fréquentes et plus fortes. C'est comme si l'âme s'entraînait pour parvenir à une perception de plus en plus claire de la volonté de Dieu et à une plus grande facilité pour l'accomplir.
*    *    *
Le problème le plus délicat en matière d'inspirations a toujours été celui de discerner celles qui viennent de l'Esprit de Dieu de celles qui viennent de l'esprit du monde, de ses propres passions ou de l'esprit du mal. Le thème du discernement des esprits a connu une évolution notable au fil des siècles. À l’origine, il était conçu comme le charisme qui servait à distinguer – parmi les paroles, prières et prophéties prononcées dans l’assemblée – celles qui venaient de l’Esprit de Dieu et celles qui n’en venaient pas. Dans son exercice communautaire, le charisme de prophétie doit s'accompagner, pour l'Apôtre, de celui du discernement des esprits : « à un autre [est donné] de prophétiser, à un autre de discerner les inspirations » (1 Co 12, 10).
Le sens originel du charisme, compris par Paul, semble très précis et limité. Il s'agit de la réception de la prophétie elle-même, de son évaluation, par un ou plusieurs membres de l'assemblée, eux aussi dotés d'un esprit prophétique. Mais cela non plus ne repose pas sur une analyse rationnelle, mais plutôt sur l'inspiration de l'Esprit lui-même. Le sens du discernement (diakrisis) oscille donc entre distinguer et interpréter : distinguer si c'est l'Esprit de Dieu qui a parlé ou un autre esprit, interpréter ce que l'Esprit a voulu dire dans une situation concrète. La recommandation bien connue de l'Apôtre fait référence à ce même don de discernement : « N’éteignez pas l’Esprit, ne méprisez pas les prophéties, mais discernez la valeur de toute chose : ce qui est bien, gardez-le ; éloignez-vous de toute espèce de mal. » (1 Th 5, 19-22)
Si l'on doit tenir compte de l'expérience actuelle des mouvements pentecôtistes et charismatiques, il faut penser que ce charisme consistait dans la capacité de l'assemblée, ou de certains de ses membres, à réagir activement à une parole prophétique, une citation biblique ou une prière, en exprimant - par l'exclamation « Je confirme ! », ou par d'autres petits signes de la tête et de la voix - l'approbation de la parole entendue, ou en montrant, au contraire - par le silence et en passant à autre chose - un jugement négatif. De cette manière, la vraie et la fausse prophétie en viennent à être jugées « aux fruits » qu'elles produisent ou non, comme le recommandait Jésus (cf. Mt 7, 16). Ce sens originel du discernement des esprits – soit dit en passant - pourrait être très pertinent encore aujourd'hui dans les débats et les rencontres, comme ce que nous commençons à vivre dans le dialogue synodal.
Par la suite, dans la spiritualité orientale comme occidentale, le charisme de discernement des esprits sert avant tout à discerner les inspirations du disciple de la part d’un ancien (comme dans le monachisme), et plus généralement à discerner ses propres inspirations. L'évolution n'est pas arbitraire ; il s’agit en fait du même don, même appliqué à des sujets et des contextes différents : le contexte communautaire dans le premier cas, personnel dans le second.
Il existe des critères de discernement que l’on pourrait qualifier d’objectifs. Dans le champ doctrinal ils se résument, pour Paul, à la reconnaissance du Christ comme Seigneur : « Si quelqu’un parle sous l’action de l’Esprit de Dieu, il ne dira jamais : "Jésus est anathème" ; et personne n’est capable de dire : "Jésus est Seigneur" sinon dans l’Esprit Saint » (1 Co 12, 3) ; pour Jean, les critères se résument à la foi au Christ et à son incarnation :
Bien-aimés, ne vous fiez pas à n’importe quelle inspiration, mais examinez les esprits pour voir s’ils sont de Dieu, car beaucoup de faux prophètes se sont répandus dans le monde. Voici comment vous reconnaîtrez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui proclame que Jésus Christ est venu dans la chair, celui-là est de Dieu. Tout esprit qui refuse de proclamer Jésus, celui-là n’est pas de Dieu. (1 Jn 4, 1-3)
Dans le domaine moral, un critère fondamental est donné par la cohérence de l'Esprit de Dieu avec lui-même. Il ne peut demander quelque chose qui soit contraire à la volonté divine, telle qu'elle s'exprime dans l'Écriture, dans l'enseignement de l'Église et dans les devoirs de son état. Une inspiration divine ne nous demandera jamais d'accomplir des actes que l'Église considère comme immoraux, quelques soient les arguments spécieux que la chair soit capable de suggérer dans ces cas-là ; par exemple, que Dieu est amour et que donc tout ce qui est fait par amour vient de Dieu.
Parfois, cependant, ces critères objectifs ne suffisent pas car il n’est pas question de choisir entre le bien et le mal, mais entre un bien et un autre bien, et il s'agit de voir quelle est la chose que Dieu veut dans une circonstance précise. C'est avant tout pour répondre à cette exigence que saint Ignace de Loyola avait développé sa doctrine sur le discernement.
J’ai presque honte d’aborder le sujet dans ce lieu… mais disons au moins quelques mots. Saint Ignace nous invite à observer les intentions - il les appelle les « esprits » - qui se cachent derrière un choix et les réactions qu'il provoque . On sait que ce qui vient de l’Esprit de Dieu apporte joie, paix, tranquillité, douceur, simplicité, lumière. Ce qui vient de l’esprit du mal, à l’inverse, apporte avec lui trouble, agitation, inquiétude, confusion et ténèbres. L'Apôtre le souligne en opposant les fruits de la chair - inimitiés, discorde, jalousie, dissensions, divisions, envie - et les fruits de l'Esprit qui sont plutôt « amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur et maîtrise de soi » (Ga 5, 22-23).
Dans la pratique, les choses sont, il est vrai, plus complexes. Une inspiration peut venir de Dieu et pourtant provoquer de grands troubles. Mais cela n’est pas dû à une inspiration douce et paisible comme tout ce qui vient de Dieu ; cela naît plutôt de la résistance à l'inspiration ou du fait qu'il nous demande quelque chose que nous ne sommes pas prêts à lui donner. Si on accueille l’inspiration, le cœur se retrouve bientôt dans une paix profonde. Dieu récompense chaque petite victoire dans ce domaine, faisant sentir à l'âme son approbation, qui est la joie la plus pure qui existe au monde. 
Un domaine dans lequel il est important de pratiquer le discernement – au-delà de celui des intentions et des décisions – est celui des sentiments. Rien n'est plus insidieux que l'amour. La nature est très habile à faire passer comme venant de l’esprit ce qui en réalité vient de la chair. Dans ce domaine, il est plus que jamais nécessaire de mettre en pratique le conseil que donnait le poète latin Ovide sur les maux de l'amour : « Principiis obsta ». : « Oppose-toi au commencement ». Sero medicina paratur : C’est trop tard pour le remède, quand les maux, à cause de trop de retards, ont gagné de force . »
*    *    *
Le fruit concret de cette méditation doit être une décision renouvelée de nous confier entièrement à la direction intérieure de l'Esprit Saint, comme pour une sorte de « direction spirituelle ». Nous devons tous nous abandonner au Maître intérieur qui nous parle sans bruit de mots. Comme de bons comédiens, nous devons garder l'oreille ouverte, dans les grandes et petites occasions, à la voix de ce « souffleur » caché, pour jouer fidèlement notre rôle sur la scène de la vie. C'est ce qu'entend l'expression « docilité à l'Esprit ».
C'est plus facile qu'on ne le pense, car il nous parle à l’intérieur, nous apprend tout, nous instruit sur tout. Parfois, un simple regard intérieur, un mouvement du cœur, un instant de recueillement et de prière suffisent. Jean écrit dans sa Première Lettre :
Quant à vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin d’enseignement. Cette onction vous enseigne toutes choses, elle qui est vérité et non pas mensonge (1 Jn 2, 27).
Sur ces paroles, saint Augustin instaure un débat insolite et hardi avec l'Apôtre. Dans son commentaire de la Première Lettre de Jean, il écrit :
Je dis donc à Jean : Ceux à qui vous parliez avaient-ils l'onction ? […] Pourquoi avez-vous écrit cette épître? Pourquoi instruisiez-vous ceux à qui vous l'adressiez ? […] Remarquez ici, mes frères, une grande et mystérieuse chose. Le bruit de nos paroles frappe vos oreilles, mais le maître vous parle intérieurement. […] Nous pouvons, par le son de notre voix, vous adresser des leçons ; mais si Dieu n'est pas dans votre cœur pour vous instruire, c'est inutilement que nous nous faisons entendre .
Si accueillir les inspirations est important pour tout chrétien, c’est vital pour ceux qui ont une charge de gouvernement dans l’Église. Ce n'est qu’ainsi que l'on permet à l’Esprit du Christ de guider lui-même son Église à travers ses représentants humains. Il n'est pas nécessaire que tous les passagers d'un navire aient l’oreille collée à la radio de bord pour recevoir des précisions sur la route, sur d’éventuels icebergs et sur les conditions météorologiques, mais il est essentiel que les responsables de bord l’aient. C’est d’une « inspiration divine », courageusement accueillie par le pape saint Jean XXIII, qu’est né le Concile Vatican II. De la même manière sont nés après lui d’autres gestes prophétiques, dont ceux qui viendront après nous prendront conscience.
Qu’en cette Pâque le Seigneur ressuscité fasse lui-même résonner dans notre cœur l’un ou l’autre de ses divins « Je Suis » sur lesquels nous avons médité pendant ce Carême. Surtout celui qui proclame sa victoire pascale : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra : quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. »  (11, 25-26).
Saint-Père, frères et sœurs : Joyeuse et Sainte Pâque !
__________________________
Traduction de Cathy Brenti
 

Prédication du cardinal Cantalamessa pour le Carême 2024 (5/5) Direct de Rome

22/03/2024

 

Prédication du 15 mars 2024

« JE SUIS LA RÉSURRECTION ET LA VIE »

Quatrième prédication, Carême 2024

Dans notre commentaire des solennels « Je Suis » prononcés par le Christ dans l'Évangile de Jean, nous sommes arrivés au chapitre 11. Il est entièrement occupé par l'épisode de la résurrection de Lazare. L’enseignement que Jean a voulu transmettre à l’Église avec la savante composition du chapitre peut se résumer en trois points :
Premier point : Jésus ressuscite son ami Lazare (Jn 11, 1-44). 
Deuxième point : La résurrection de Lazare fait condamner Jésus à mort (11, 47-50) :
Les grands prêtres et les pharisiens réunirent donc le Conseil suprême ; ils disaient : « Qu’allons-nous faire ? Cet homme accomplit un grand nombre de signes. Si nous le laissons faire, tout le monde va croire en lui, et les Romains viendront détruire notre Lieu saint et notre nation. »  Alors, l’un d’entre eux, Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là, leur dit : « Vous n’y comprenez rien ; vous ne voyez pas quel est votre intérêt : il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas. »
Troisième point : La mort de Jésus entraînera la résurrection de tous ceux qui croient en lui (11, 51-53). En fait, l’évangéliste explique :
Ce qu’il disait là ne venait pas de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation ;  et ce n’était pas seulement pour la nation, c’était afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. À partir de ce jour-là, ils décidèrent de le tuer.
En résumé,  la résurrection de Lazare provoque la mort de Jésus ; la mort de Jésus provoque la résurrection de quiconque croit en lui !
*     *     *
Nous pouvons maintenant nous concentrer sur la parole d’autorévélation contenue dans le contexte :
Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera. »  Marthe reprit : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. »  Jésus lui dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. »  (11, 23-25)
« Je suis la résurrection ! » Nous pouvons nous demander de quelle résurrection Jésus parle ici. Marthe pense à la résurrection finale. Jésus ne nie pas cette résurrection « au dernier jour », qu'il promet lui-même ailleurs (Jn 6, 54), mais il annonce ici quelque chose de nouveau, à savoir que la résurrection commence maintenant pour ceux qui croient en lui. Saint Augustin développe : « Le Seigneur Jésus voulait nous parler d’une certaine résurrection qui précéderait celle des morts, mais qui ne ressemblerait ni à celle de Lazare, ni à celle du fils de la veuve de Naïm […] qui ont ressuscité pour mourir à nouveau, […] pour nous indiquer un genre différent de résurrection . »
Comme on peut le constater, l’idée d’une résurrection « spirituelle » et existentielle, qui s’opère déjà dans cette vie, grâce à la foi, n’était pas inconnue dans la tradition chrétienne. La nouveauté s'est faite lorsqu’on a voulu en faire le seul sens de la parole de Jésus. La position de Bultmann est bien connue, elle est aujourd'hui largement dépassée, mais était dominante lorsque j'étudiais la théologie. La résurrection dont parle Jésus est pour lui une résurrection existentielle, un éveil de la conscience, fondé sur la foi. Nous sommes sur la ligne du vague « appel à la décision » et du « se décider pour Dieu », auquel il réduit presque tout le message de l'Évangile.
Mais Jean consacre deux chapitres entiers de son Évangile à la résurrection corporelle de Jésus, et nous offre certaines des informations les plus détaillées sur le sujet. Pour lui, ce n’est pas seulement « la cause de Jésus » - c’est-à-dire son message - qui est ressuscitée des morts – comme l’a écrit quelqu’un – mais sa personne  !
La résurrection actuelle ne remplace pas la résurrection finale du corps, mais elle en est la garantie. Elle ne rend pas inutile la résurrection du Christ du tombeau, mais se base précisément sur elle. Jésus peut dire « Je suis la résurrection », car il est le Ressuscité ! Avant Jean, c'est l'apôtre Paul qui affirmait le lien indissociable entre la foi chrétienne et la résurrection réelle du Christ. Il est toujours utile et salutaire de se souvenir de ses paroles véhémentes aux Corinthiens :
Et si le Christ n’est pas ressuscité, notre proclamation est sans contenu, votre foi aussi est sans contenu ;  et nous faisons figure de faux témoins de Dieu, pour avoir affirmé, en témoignant au sujet de Dieu, qu’il a ressuscité le Christ, alors qu’il ne l’a pas ressuscité si vraiment les morts ne ressuscitent pas. Car si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n’est pas ressuscité.  Et si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est sans valeur, vous êtes encore sous l’emprise de vos péchés (1 Co 15, 14-17).
Jésus lui-même avait annoncé sa résurrection comme le signe par excellence de l'authenticité de sa mission. À ses adversaires qui lui demandaient un signe, il donne une réponse qui ne peut guère être attribuée à quelqu’un d’autre qu’à Jésus lui-même :
Il leur répondit : « Cette génération mauvaise et adultère réclame un signe, mais, en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe du prophète Jonas. En effet, comme Jonas est resté dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, le Fils de l’homme restera de même au cœur de la terre trois jours et trois nuits (Mt 12, 39-40).
Ses adversaires savaient bien que Jonas n'était pas resté pour toujours dans le ventre de la baleine, mais qu'au bout de trois jours il en était sorti. 
J'ai parlé, dans une de mes précédentes méditations, du préjugé présent chez les non-croyants vis-à-vis de la foi, qui n'est pas différent de celui qu'ils critiquent chez les croyants. En fait, ils reprochent aux croyants de ne pas pouvoir être objectifs, puisque la foi leur impose, dès le départ, la conclusion à laquelle ils doivent parvenir, sans se rendre compte qu’il se passe la même chose entre eux. Si l’on part de la conviction que Dieu n’existe pas, que le surnaturel n’existe pas et que les miracles ne sont pas possibles, la conclusion à laquelle on parviendra est également donnée dès le départ, et est donc littéralement un préjugé.
La résurrection du Christ en constitue le cas le plus exemplaire. Aucun événement de l’Antiquité n’est étayé par autant de témoignages de première main que celui-ci. Certains d’entre eux remontent à des personnalités de la trempe intellectuelle de Saul de Tarse qui avait auparavant farouchement combattu cette croyance. Il fournit une liste détaillée de témoins, dont certains sont encore en vie, qui auraient donc facilement pu le désavouer (1 Co 15, 6-9). 
On souligne souvent les divergences sur les lieux et les moments des apparitions, sans se rendre compte que cette coïncidence imprévue sur le fait central est une preuve de la vérité historique de celui-ci, plutôt que sa négation. Pas d’« harmonie préétablie » dans ce cas ! Avant d'être mis par écrit, les événements de la vie de Jésus ont été transmis oralement pendant des décennies, et variations et adaptations dans les détails sont typiques de chaque récit qu’une communauté vivante et en expansion fait de ses origines selon les lieux et les circonstances. C’est la conclusion à laquelle sont parvenues les recherches critiques les plus récentes et les plus accréditées sur les Évangiles . 
Mais il n’y a cependant pas que les apparitions. Saint Jean Chrysostome a, à cet égard, une page célèbre, à laquelle aucune investigation critique moderne n'a rien enlevé de sa force de conviction. Voilà ce qu’il disait dans une homélie au peuple :
Comment douze hommes ignorants, qui avaient passé leur vie sur les étangs, sur les fleuves, dans les déserts, qui n’avaient peut-être jamais mis les pieds dans une ville ou sur une place publique, auraient-ils osé former une si grande entreprise ? Comment leur serait venue la pensée de lutter contre le monde entier ? […] Ne se seraient-ils pas dit à eux-mêmes: Qu’est-ce que ceci? Il n’a pu se sauver lui-même, et il nous défendrait? Vivant, il ne s’est pas aidé; et mort, il nous tendrait la main ? Vivant, il n’a pas soumis un seul peuple, et nous, à son nom seul, nous soumettrions le monde entier? Quoi de plus déraisonnable, je ne dis pas qu’une telle entreprise, mais qu’une telle pensée ? Il est donc évident que s’ils ne l’avaient pas vu ressuscité, s’ils n’avaient pas eu la preuve la plus manifeste de sa puissance, ils n’eussent point joué un tel jeu .
A toutes ces preuves, le non-croyant ne peut qu’opposer que la conviction que la résurrection d'entre les morts est quelque chose de surnaturel, et que le surnaturel n'existe pas. Et qu’est-ce que tout cela, sinon justement un préjugé et un « a priori » ?
« Fides christianorum resurrectio Christi est », écrivait saint Augustin : « La foi des chrétiens est la résurrection du Christ » Et il ajoutait : « Tout le monde croit que Jésus est mort, même les réprouvés le croient, mais tout le monde ne croit pas qu'il est ressuscité et on n'est pas chrétien si l'on n’y croit pas . » C’est le véritable article par lequel « l’Église tient ou tombe ». Dans les Actes, les Apôtres sont simplement définis comme des « témoins de sa résurrection » (Ac 1, 22 ; 2, 32). Cela valait donc la peine d’y rafraîchir notre foi, avant de célébrer liturgiquement cette résurrection dans quelques semaines.
*     *      *
Ce n'est que maintenant - après avoir réaffirmé le fait historique de la résurrection du Christ - que nous pouvons consacrer notre attention au sens existentiel de la parole de Jésus « Je suis la résurrection et la vie ». 
En commentant l'épisode des morts ressuscités et apparus à Jérusalem au moment de la mort du Christ (Mt 27, 52-53), saint Léon le Grand écrit : « Que les signes de la résurrection à venir apparaissent maintenant dans la Ville Sainte [c'est-à-dire dans l'Église] et que ce qui doit s'accomplir un jour dans les corps, puisse maintenant s'accomplir dans les cœurs . » Il existe, autrement dit, deux types de résurrection : il y a une résurrection du corps qui aura lieu au dernier jour et il y a une résurrection du cœur qui doit avoir lieu chaque jour !
La meilleure façon de découvrir ce que l’on entend par résurrection du cœur est d’observer ce que la résurrection physique de Jésus a produit sur le plan spirituel dans la vie des Apôtres. Pierre commence sa première lettre en disant :
Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ : dans sa grande miséricorde, il nous a fait renaître pour une vivante espérance grâce à la résurrection de Jésus Christ d’entre les morts,  pour un héritage qui ne connaîtra ni corruption, ni souil-lure, ni flétrissure. Cet héritage vous est réservé dans les cieux (1Pt 1,3-4).
La résurrection du cœur, c’est donc l’ espérance qui renaît. Curieusement, le mot « espé-rance » est absent de la prédication de Jésus. Les Evangiles rapportent beaucoup de ses pa-roles sur la foi et la charité, mais aucune sur l’espérance, même si, comme nous allons le voir, toutes ses prédications proclament qu’il y a une résurrection des morts et une vie éter-nelle. Au contraire, après Pâques, nous voyons l’idée et le sentiment de l’espérance exploser littéralement dans la prédication des apôtres. Dieu lui-même est défini comme « le Dieu de l’espérance » (Rm 15,13). L’absence de paroles sur l’espérance dans l’Evangile s’explique simplement : le Christ devait d’abord mourir et ressusciter. En ressuscitant, il a ouvert la source de l’espérance ; il a inauguré l’objet même de l’espérance théologale qui est une vie avec Dieu au-delà de la mort.
Essayons de voir ce qu'une renaissance de l'espérance pourrait produire dans notre vie spirituelle. Les Actes des Apôtres racontent ce qui s'est passé un jour devant la porte du temple de Jérusalem appelée « la Belle Porte ». Près d’elle gisait un infirme qui demandait l’aumône. Un jour, Pierre et Jean sont passés par là et nous savons ce qui s'est passé. L'infirme, guéri, se releva d'un bond et finalement, après on ne sait combien d'années où il était resté là, abandonné, il franchit lui aussi cette porte et entra dans le Temple « bondissant et louant Dieu » (Ac 3, 1-9).
Il pourrait se produire quelque chose de semblable pour nous, grâce à l’espérance. Nous nous trouvons nous aussi souvent, spirituellement, dans la position de l’infirme au seuil du Temple ; inertes et tièdes, comme paralysés devant les difficultés. Mais voilà que l’espérance divine passe, portée par la parole de Dieu, et elle nous dit à nous aussi, comme Pierre à l’infirme et Jésus au paralytique : « Lève-toi et marche ! » (Mc 2, 11) Alors, nous nous levons d’un bond et nous entrons finalement au cœur de l’Eglise, de manière nouvelle et joyeuse, prêts à prendre des tâches et responsabilités que la Providence ou l’obéissance nous demandent. Ce sont les miracles quotidiens de l’espérance. Elle accomplit vraiment des miracles ; elle remet debout des milliers d’infirmes, mille fois.
Ce qui est extraordinaire avec l’espérance, c’est que sa présence change tout, même quand, extérieurement, rien ne change. J’en ai un petit exemple dans ma vie. Je souffre du froid beaucoup plus que de la chaleur. En Italie, au mois de mars, au début du printemps, la température est à peu près la même que fin octobre et début novembre. Et pourtant, je me suis rendu compte que le froid de mars me déprimait moins que le froid de novembre. Je me suis demandé pourquoi et j’ai finalement trouvé la réponse : le froid de novembre est un froid sans espérance parce qu’on va vers l’hiver, alors que le froid de mars est un froid avec de l’espérance parce qu’on va vers l’été ! 
*   *   *
La Lettre aux Hébreux compare l’espérance à « une ancre sûre et solide pour l’âme ». Sûre et solide car elle est jetée non pas dans la terre, mais dans le ciel ; non pas dans le temps, mais dans l’éternité, « au-delà du rideau, dans le Sanctuaire » (He 6, 18-19). Cette image de l’espérance est devenue classique. Mais nous en avons une autre, dans un certain sens oppo-sée à la première : la voile. Si l’ancre est ce qui donne au bateau de l’assurance et qui le maintient stable dans le ballottement de la mer, la voile est ce qui le fait se mouvoir et avan-cer sur la mer. L’espérance agit de ces deux manières, dans le bateau de l’Eglise et dans nos propres vies. Elle est vraiment comme une voile qui prend le vent et qui, sans bruit, le trans-forme en une force motrice qui le mène au large ou vers le rivage. Comme la voile qui, dans les mains d’un bon marin, parvient à utiliser tous les vents pour faire avancer le bateau dans la direction voulue, ainsi l’espérance.
D’abord, l’espérance nous vient en aide dans notre chemin personnel de sanctification. Elle devient, en ceux qui la pratiquent, le principe même du progrès spirituel. En effet, nous l’avons vu, elle est à l’affût pour découvrir des « possibilités de bien » toujours nouvelles, car il y a toujours quelque chose à faire. Elle ne permet donc pas de s’endormir dans la tié-deur et l’acédie. L’espérance est tout le contraire de ce qu’on pense parfois - une belle dispo-sition intérieure poétique, qui aiderait à rêver et à se construire des mondes imaginaires. Au contraire, elle est très concrète et pratique ; elle passe son temps à vous mettre sous les yeux de nouvelles tâches à accomplir. 
S’il n’y avait absolument plus rien à faire dans une situation – nous dit le philosophe Kier-kegaard dans un de ses discours édifiants  - alors ce serait la paralysie et le désespoir. Mais l’espérance trouve toujours quelque chose à faire pour améliorer la situation : travailler plus, être plus obéissants, plus humbles, plus mortifiés… Quand vous êtes tenté de vous dire : « Il n’y a plus rien à faire » (c’est encore Kierkegaard qui nous parle), voilà que l’espérance s’avance et vous dit : « Prie ! » Vous répondez : « Mais j’ai déjà prié ! » et elle reprend : « Prie encore ! » Et même quand la situation s’aggraverait jusqu’à l’extrême, qu’il semble-rait qu’il n’y aurait plus rien à faire, voilà que l’espérance vous ajouterait encore une tâche : supporter jusqu’au bout et ne pas perdre patience. 
Ces objectifs soulignés par le philosophe croyant sont exigeants, voire même héroïques. Il est clair qu’ils ne sont pas possibles avec nos seules forces, mais seulement par la grâce de Dieu qui vient à notre aide et ne nous laisse pas seuls. 
L’espérance a une relation privilégiée, dans le Nouveau Testament, avec la patience. Elle est le contraire de l’impatience, de la précipitation, du « tout et tout de suite ». Elle est l’antidote du découragement. Elle garde le désir en vie. Elle est aussi une grande pédagogue, au sens où elle ne nous dit pas d’un coup tout ce que nous avons à faire, ou ce que nous pou-vons faire. Elle nous présente une possibilité à la fois, elle donne seulement le pain de ce jour. Elle répartit l’effort et elle nous rend ainsi capables de le mener à son terme. 
L’Ecriture met constamment cette vérité en lumière : la tribulation n’enlève pas l’espérance, bien plutôt, elle l’accroît. « La tribulation produit la persévérance, la persévérance produit la vertu éprouvée, la vertu éprouvée produit l’espérance » (Rm 5, 4). L’espérance a besoin de la tribulation, comme la flamme a besoin du vent pour se fortifier. Il faut que meurent les raisons humaines d’espérer, l’une après l’autre, pour qu’émerge la vraie raison inébranlable qu’est Dieu. C’est comme la mise à l’eau d’un navire : il faut soustraire au navire le cadre qui le tenait artificiellement lorsqu’il était en construction ; il faut lui enlever l’un après l’autre les étançons, pour qu’il prenne le large et vogue seul sur les eaux. 
La tribulation enlève à l’homme tout « point d’appui » et le conduit à n’espérer qu’en Dieu. La tribulation mène à cet état de perfection de l’espérance qui consiste à espérer « contre toute espérance » (Rm 4, 18), s’appuyant uniquement sur la Parole un jour prononcée par Dieu, même quand toutes les raisons humaines d’espérer ont disparu. Telle a été l’espérance de Marie au pied de la croix et la piété populaire n’a pas tort de l’invoquer sous le titre de « Mater spei », mère de l’Espérance. 
La force cachée dans l’espérance est merveilleusement décrite dans le texte d’Isaïe :
Les garçons se fatiguent, se lassent, 
et les jeunes gens ne cessent de trébucher, 
mais ceux qui mettent leur espérance dans le Seigneur 
trouvent des forces nouvelles ; 
ils déploient comme des ailes d’aigles, 
ils courent sans se lasser, 
ils marchent sans se fatiguer (Is 40, 30-31).
L’oracle est la réponse à la lamentation du peuple qui disait : « Mon chemin est caché au Seigneur ». Dieu ne promet pas de retirer les raisons de la lassitude et de la fatigue, mais il donne l’espérance. La situation en elle-même reste ce qu’elle était, mais l’espérance donne la force de s’élever au-dessus d’elle. 
Dans le livre de l’Apocalypse nous lisons : « Quand le Dragon vit qu’il était jeté sur la terre, il se mit à poursuivre la Femme qui avait mis au monde l’enfant mâle. Alors furent données à la Femme les deux ailes du grand aigle pour qu’elle s’envole au désert » (Ap 12, 13-14). Si l’image des ailes d’aigle s’inspire, comme c’est manifeste, du texte d’Isaïe, cela veut dire que l’Eglise tout entière a reçu les grandes ailes de l’espérance pour pouvoir, à chaque fois, échapper aux attaques du démon et surmonter toute difficulté. Aujourd’hui comme alors !
Terminons en écoutant l'invocation que l'Apôtre Paul fait en faveur des fidèles de Rome à la fin de sa Lettre, comme si elle était faite en notre faveur en ce moment :
 Que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de paix dans la foi, afin que vous débordiez d’espérance par la puissance de l’Esprit Saint. (Rm 15, 13).
________________________________
Traduction de Cathy Brenti
 

Prédication du cardinal Cantalamessa pour le Carême 2024 (4/5) Direct de Rome

15/03/2024

 

Prédication du 8 mars 2024

« JE SUIS LE BON BERGER »

Troisième Prédication, Carême 2024

Nous poursuivons notre réflexion sur les grands « Je Suis » du Christ dans l’Évangile de Jean. Cette fois, Jésus ne se présente pas à nous avec des symboles de réalités physiques inanimées - le pain, la lumière -, mais avec un caractère humain, le berger : « Moi » - dit-il – « je suis le bon pasteur ! » Écoutons la partie du discours dans laquelle on trouve l'auto-proclamation du Christ :
Moi, je suis le bon pasteur, le vrai berger, qui donne sa vie pour ses brebis. Le berger mercenaire n’est pas le pasteur, les brebis ne sont pas à lui : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse. Ce berger n’est qu’un mercenaire, et les brebis ne comptent pas vraiment pour lui. Moi, je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent,  comme le Père me connaît, et que je connais le Père ; et je donne ma vie pour mes brebis. (Jn 10, 11-15)
L'image du Christ « Bon Pasteur » occupe une place privilégiée dans l'art et les inscriptions paléochrétiens. Le Bon Pasteur est présenté, selon la forme classique, dans la splendeur de la jeunesse. Il porte la brebis sur ses épaules et la tient fermement par les pattes. L'image johannique du bon berger se fond désormais à jamais avec celle - synoptique - du berger qui part à la recherche de la brebis perdue (Lc 15, 4-7).
Le contexte du passage sur le bon berger est le même que celui des deux chapitres précédents, c'est-à-dire la discussion avec « les Juifs » qui a lieu à Jérusalem, à l'occasion de la Fête des Tabernacles. Mais nous savons que, pour Jean, le contexte importe peu car, contrairement aux Synoptiques, il n’a pas le souci de nous donner un récit historique et cohérent de la vie de Jésus (qu'il semble tenir pour acquis), mais un ensemble de « signes » et d’enseignements du Maître. Ceux-ci n'apparaissent cependant jamais hors du temps et de l'espace, comme cela arrive dans les livres de théologie, mais eux aussi situés dans des lieux et des temps précis (parfois plus précis que les Synoptiques eux-mêmes) qui leur confèrent une valeur « historique » au plus profond sens du terme.
*     *     *
Avouons-le : l'image du bon berger, et celles qui lui sont associées, de la brebis et du troupeau, ne sont plus vraiment à la mode de nos jours. Jésus n'a-t-il pas peur de blesser notre sensibilité et d'offenser notre dignité d'hommes libres en nous appelant ses brebis ? L'homme d'aujourd'hui rejette avec dédain le rôle de brebis et l'idée de troupeau. Cependant, il ne réalise pas combien il vit en pratique la situation qu’il condamne en théorie. L’un des phénomènes les plus évidents de notre société est la massification. La presse, la télévision, Internet, sont appelés « moyens de communication de masse », mass-médias, non seulement parce qu'ils informent les masses, mais aussi parce qu'ils les forment.
Sans s’en rendre compte, on se laisse guider sournoisement par toutes sortes de manipulations et de persuasion occultes. D’autres créent des modèles de bien-être et de comportement, des idéaux et des objectifs de progrès, et on les adopte ; on suit, craignant de perdre le rythme, conditionnés et plagiés par la publicité. Nous mangeons ce qu'ils nous disent, nous nous habillons selon ce que nous impose la mode, nous parlons comme nous entendons parler. Nous nous amusons quand nous voyons un film en accéléré, avec des gens qui se déplacent par saccades, rapidement, comme des marionnettes ; mais c'est l'image que nous aurions de nous-mêmes si nous nous regardions avec un œil moins superficiel.
Pour comprendre dans quel sens Jésus se proclame bon berger et nous appelle ses brebis, il faut connaître l’histoire biblique. Israël était, à l'origine, un peuple de bergers nomades. Les Bédouins du désert nous donnent aujourd’hui une idée de ce qu’était autrefois la vie des tribus d’Israël. Dans cette société, la relation entre berger et troupeau n’est pas seulement économique, basée sur l’intérêt. Une relation presque personnelle se noue entre le berger et le troupeau. Des jours et des jours passés ensemble dans des endroits solitaires, sans âme qui vive alentour. Le berger finit par tout savoir sur chaque brebis ; la brebis reconnaît la voix du berger qui parle souvent à haute voix à ses brebis, comme s'il s'agissait de personnes. Ceci explique pourquoi, pour exprimer sa relation avec l’humanité, Dieu a utilisé cette image devenue aujourd’hui ambiguë. « Berger d'Israël, écoute, toi qui conduis Joseph, ton troupeau », prie le psalmiste (Ps 79, 2).
En passant de la situation de tribus nomades à celle de peuple sédentaire, le titre de berger est donné, par extension, également à ceux qui agissent au nom de Dieu sur la terre : les rois, les prêtres, les chefs en général. Mais ici le symbole se scinde, il n’évoque plus seulement des images de protection et de sécurité, mais aussi d’exploitation et d’oppression. A côté de l'image du bon berger, celle du mauvais berger fait son apparition. Nous trouvons chez le prophète Ézéchiel un terrible réquisitoire contre les mauvais bergers qui ne se nourrissent qu'eux-mêmes ; ils se nourrissent de lait, s'habillent de laine, mais ne se soucient pas le moindre du monde des brebis qu'ils traitent en réalité « avec violence et dureté » (Ez 34, 1 s.). A’ cet acte d'accusation contre les mauvais bergers suit une promesse : Dieu lui-même prendra un jour soin de son troupeau avec amour :
La brebis perdue, je la chercherai ; l’égarée, je la ramènerai. Celle qui est blessée, je la panserai. Celle qui est malade, je lui rendrai des forces. Celle qui est grasse et vigoureuse, je la garderai, je la ferai paître selon le droit. (Ez 34, 16)
Jésus, dans l'Évangile, reprend ce schéma du bon et du mauvais pasteur, mais avec une nouveauté. « Moi » – dit-il – « je suis le bon pasteur ! » La promesse de Dieu est devenue réalité, dépassant toutes les attentes.
*     *     *
Il faut ici rappeler l'intention que nous nous sommes fixée avec ces méditations : une intention personnelle plutôt que « pastorale », faire pénétrer l'Évangile dans nos vies, pour pouvoir ensuite l'annoncer au monde avec plus de crédibilité.
Le discours de Jésus a deux acteurs : le pasteur et le troupeau, c'est-à-dire au singulier chaque brebis. Auquel des deux allons-nous nous identifier ? Saint Augustin, à l'occasion de l'anniversaire de son ordination épiscopale, disait au peuple : « Pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien ! » : « vobis sum episcopus, vobiscum sum christianus  ». Et à une autre occasion : « Par rapport à vous, nous sommes comme des bergers, mais par rapport au Grand Pasteur, nous sommes des brebis comme vous  ». Oublions donc notre rôle - vous de pasteurs et moi de prédicateur - et sentons-nous pour une fois uniquement brebis du troupeau. Rappelons-nous la question qui intéresse Jésus dans le dialogue de Césarée : « Pour vous, qui suis-je ? » Comme s'il disait : « Oubliez un instant qui je suis aux yeux des autres et concentrez-vous sur vous-mêmes ».
Le grand psychologue Carl Gustav Jung définit le psychiatre comme “A wounded healer”,  « Un guérisseur blessé ». Le sens de sa théorie est qu’il faut connaître ses propres blessures psychologiques pour pouvoir guérir celles des autres - et que connaître les blessures des autres aide à guérir les siennes. L'intuition du psychanalyste s'applique également aux blessures spirituelles. Le pasteur de l’Église est lui aussi un « guérisseur blessé », un malade qui doit aider les autres à guérir.
Essayons de voir quelle est la principale maladie dont nous devons nous guérir, pour guérir les autres. Quelle est la chose qui, d’un bout à l’autre de la Bible, est inculquée aux brebis concernant Dieu-Pasteur ? C’est de ne pas avoir peur ! Les paroles se pressent dans la mémoire, à commencer par celles de Jésus : « Sois sans crainte, petit troupeau » (Lc 12, 32), « Pourquoi êtes-vous si craintifs, hommes de peu de foi ? » dit-il aux apôtres, après avoir apaisé la tempête (Mt 8, 26). Rappelons-nous également quelques versets familiers des Psaumes, non pas comme de simples citations bibliques, mais en nous les appropriant  lorsque nous les entendons :
 Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien...
Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal,
car tu es avec moi : ton bâton me guide et me rassure. (Ps 22, 1.4)

Le Seigneur est ma lumière et mon salut ; de qui aurais-je crainte ?
Le Seigneur est le rempart de ma vie ; devant qui tremblerais-je ? (Ps 26, 1)

Parlons donc de ce « mal obscur » qu’est la peur, qui a un tel pouvoir de voler aux hommes et aux femmes la joie de vivre. La peur est notre condition existentielle ; elle nous accompagne de l'enfance jusqu'à la mort. L'enfant a peur de beaucoup de choses ; on appelle ça les terreurs infantiles ; l'adolescent a peur du sexe opposé et s'empêtre parfois dans des complexes de timidité et d'infériorité ; Jésus a donné un nom à nos principales peurs d'adultes : la peur du lendemain – « Que mangerons-nous ? » (Mt 6, 31), peur du monde et des puissants, « ceux qui tuent le corps » ( Mt 10, 28).
Sur chacune de ces peurs, il a prononcé son : Nolite timere ! Qui n’est pas une expression vide de sens et impuissante ; elle est efficace, quasi sacramentelle. Comme toutes les paroles de Jésus, elle produit ce qu’elle signifie ; elle n'est pas comme le simple : « Prenez courage ! »  que nous, êtres humains, nous disons l’un à l’autre.
Mais qu’est-ce que la peur ? Laissons de côté l’angoisse existentielle dont débattent les philosophes depuis maintenant un siècle et demi. Parlons des peurs courantes et familières. On peut dire que la peur est la réaction à une menace contre notre être, la réponse à un danger réel ou présumé ; du plus grand danger de tous qui est celui de la mort, aux dangers particuliers qui menacent soit la tranquillité, soit la sécurité physique, ou notre monde affectif. La peur est une manifestation de notre instinct fondamental de conservation. Selon qu'il s'agit de dangers objectifs et réels ou imaginaires, on parle de peurs justifiées et injustifiées, voire de névroses comme claustrophobie, agoraphobie, peur de maladies imaginaires, etc.
La psychologie et la psychanalyse tentent de guérir peurs et névroses en les analysant et en les portant de l'inconscient au conscient. L'Évangile ne nous détourne pas de ces moyens humains, il les encourage même, mais il y ajoute quelque chose qu'aucune science ne peut donner. Saint Paul écrit :
Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le glaive ? [...] Mais, en tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés. (Rm 8, 35-37)
La libération ici n’est pas dans une idée ou une technique, mais dans une personne ! Le           « dissolvant » de toute peur est le Christ qui dit à ses disciples : « N'ayez pas peur, j'ai vaincu le monde » (Jn 16, 33). De la sphère personnelle, l’Apôtre élargit ensuite son regard au grand scénario de l’espace et du temps, et il passe des petites peurs individuelles aux grandes peurs universelles. Il écrit :
 J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances,  ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur. (Rm 8, 38-39)
« Ni la mort, ni la vie ! » Le Christ a vaincu ce qui nous fait le plus peur au monde, la mort. La Lettre aux Hébreux dit de lui qu'il est mort « pour réduire à l'impuissance par la mort celui qui a le pouvoir de la mort, c'est-à-dire le diable, et ainsi libérer ceux qui, par peur de la mort, ont été soumis à l'esclavage toute leur vie ». (He 2, 14-15)
« Ni les hauteurs, ni les abîmes », c'est-à-dire ni l'infiniment grand qu'est l'univers aux proportions toujours en expansion, ni l'infiniment petit – l'atome – dont nous avons découvert, à nos risques et périls, la terrible puissance. Aujourd’hui, nous sommes plus exposés que jamais à ce genre de peurs cosmiques. L’homme moderne ressent avec acuité sa vulnérabilité dans un monde violent et fou. Quel sera l’avenir de notre planète si, malgré les cris d’alarme du Pape et des personnes les plus responsables de la société, nous continuons, en vrille, à consommer et à polluer ?
Au terme de ses réflexions philosophiques sur le danger de la technologie pour l'homme moderne, Martin Heidegger, presque jetant l'éponge, s'est exclamé : « Seul un dieu peut nous sauver  ! » « Un dieu » (avec une minuscule !) est la façon mythique habituelle de parler de quelque chose au-dessus de nous. Nous supprimons, nous, l'article indéfini et disons « seul Dieu » (et nous savons quel Dieu !) « peut nous sauver » !
Il ne s'agit pas de reporter nos responsabilités sur Dieu, mais de croire qu'en fin de compte,  « tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » [et qui sont aimés par Dieu !] (Rm 8, 28).  Lorsqu’on a affaire à Dieu, la mesure, c’est l’éternité. On peut être déçu dans le temps, mais pas pour l’éternité. Nous, chrétiens, nous avons une raison bien plus forte que le psalmiste de répéter, face aux bouleversements physiques et moraux du monde :
Dieu est pour nous refuge et force,
secours dans la détresse, toujours offert.
Nous serons sans crainte si la terre est secouée,
si les montagnes s'effondrent au creux de la mer. (Ps 45, 2-3)
*     *     *
Mais nous n’avons pas encore pris en considération ce que l’Évangile a de plus consolant à nous dire sur nos peurs et nos angoisses ! Après avoir, de mille manières, exhorté ses disciples à ne pas craindre, Jésus a fait autre chose. On n’avait jamais entendu dire dans la Bible que le bon berger donne sa vie pour ses brebis. Qu’il les connaît, les guide, prend soin d'elles, les défend, ça oui, mais pas qu’il donne sa vie pour elles. Jésus a promis de le faire et il l'a fait !
Il a pris nos peurs sur lui. L'auteur de la Lettre aux Hébreux dit : « Durant les jours de sa vie terrestre, il offrait des prières et des supplications, avec de grands cris et des larmes, à Dieu qui pouvait le sauver de la mort » (He 5, 7). L'auteur fait allusion à ce qui est arrivé à Jésus la nuit de Gethsémani. L'évangéliste Marc raconte que dans le jardin des Oliviers, Jésus  « commença à ressentir de la peur et de l'angoisse et dit à ses disciples : Mon âme est triste jusqu'à ma mort. Restez ici et veillez » (Mc 14, 33-34). Jésus se sent seul, coupé de la société humaine ; il demande à ses Apôtres de lui être proches, de rester avec lui. La même Lettre aux Hébreux met en lumière le message consolant que contient pour nous cette page mystérieuse de l’Évangile :
Nous n’avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses, mais un grand prêtre éprouvé en toutes choses, à notre ressemblance, excepté le péché. Avançons-nous donc avec assurance vers le Trône de la grâce, pour obtenir miséricorde et recevoir, en temps voulu, la grâce de son secours. (He 4, 15-16)
En les prenant sur lui, Jésus a racheté nos peurs et nos angoisses. « C'est par ses blessures que nous avons été guéris », dit de lui l'Écriture (Is 53, 5-6 ; 1 P 2, 24). Jésus est le véritable  « guérisseur blessé », dont parlait le psychologue, le blessé qui guérit les blessures. Il a fait de nos peurs et de nos angoisses des occasions de croissance en humanité et en compréhension des autres.
Mais même ceci n’épuise encore pas ce que l’Évangile a à nous dire sur nos peurs. Si tout s'arrêtait là, notre confiance serait encore incomplète. Nous aurions sous les yeux un exemple héroïque et émouvant à suivre, mais pas une main pour nous soutenir. Mais voici la deuxième grande annonce de l'Évangile : le guérisseur transpercé est ressuscité des morts et a dit : « Je serai avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20). Il ne nous a pas seulement donné l'exemple de la manière de surmonter l'angoisse ; il nous a donné les moyens de la surmonter, sa présence et sa grâce. À Paul attristé par son « écharde dans la chair », le Ressuscité répond : « Ma grâce te suffit ! » (2 Co 12, 9)
Les martyrs en ont fait - et en font encore ! – l’expérience tangible. Dans les Actes des martyrs carthagénois, mis à mort sous l'empereur Septime Sévère au début du IIIème siècle (parmi les Actes des martyrs les plus fiables historiquement !), on lit que l'une d'eux, nommée Félicité, était enceinte, dans son huitième mois, et que dans les douleurs de l'enfantement, elle gémissait. L’un des gardiens lui dit : « Si tu te plains maintenant, que feras-tu quand tu seras jetée aux bêtes sauvages dans l’arène ? » Elle répondit : « Maintenant, c'est moi qui souffre, mais alors, un autre souffrira pour moi  ! »
Nous avons un exemple plus proche de nous. En prison et à la veille d'être pendu, suite au coup d'État manqué contre Hitler, le pasteur Dietrich Bonhoeffer écrit ces vers qui sont souvent utilisés comme hymne liturgique :
Environnés de force merveilleuse,
Nous attendons en paix ce qui viendra,
Car, avec Dieu, c'est une année heureuse,
Un temps nouveau qui pour nous s'ouvrira .

*     *     *
Nous nous sommes proposés de ne pas parler, dans ces méditations, de ce que nous devons faire pour les autres, mais seulement de ce que Jésus est et fait pour nous, de nous identifier  à la brebis plutôt qu’au berger. Mais il faut faire une petite exception à cette occasion. Malgré toutes les exhortations de l’Évangile, il n’est pas toujours en notre pouvoir de nous libérer de la peur et de l’angoisse ; en revanche, il est en notre pouvoir d’en libérer quelqu’un d’autre (ou de l’aider à s’en libérer).
Pascal écrit dans son Mémorial : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là  ». Il continue d'agoniser car, dans la dimension d'éternité dans laquelle il est entré, il n'y a plus de passé, mais tout est mystérieusement présent, même sa nuit à Gethsémani. Mais il est en agonie aussi d’une autre manière, moins mystérieuse. Il  l’est dans son corps mystique, chez ceux qui sont opprimés par l'angoisse et la peur à cause de la solitude, de la maladie, de la persécution, de l'exil, de la guerre. Nous sommes désormais les yeux, la bouche et les mains du Christ. Essayons d'apporter du réconfort à quelqu’un d'entre eux et nous entendrons dire en nos cœurs sa parole : « C'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25, 40). Nous devons nous aussi – pasteurs ou simples croyants – être des wounded healers, pauvres malades qui guérissent les autres.
Je termine par une anecdote que beaucoup, je pense, connaissent, mais qui nous aide à graver en nous l'image de Jésus qui nous porte sur ses épaules dans les moments difficiles de notre vie. Il s'agit d'un homme qui voit toute sa vie dans un rêve. Voici un bref résumé de l’histoire :
Je marche sur le sable au bord de la mer, laissant derrière moi non pas une, mais deux paires d'empreintes de pas. Je comprends que la deuxième paire, ce sont les pas de Jésus marchant à mes côtés et je suis heureux. Mais voilà qu’à un moment donné, cette deuxième paire disparaît et seules les empreintes de deux pieds sont visibles sur le sable. Ceci, je comprends, se produit précisément en correspondance avec les moments les plus sombres et les plus difficiles de ma vie. Je m'en plains et je dis :  « Seigneur, tu m'as laissé seul juste au moment où j'avais le plus besoin de toi ! »  « Mon fils – me répond Jésus – les seules deux empreintes de pas étaient les miennes. Tu étais sur mes épaules ! »
__________________________________________
Traduction de Cathy Brenti

Prédication du cardinal Cantalamessa pour le Carême 2024 (3/5) Direct de Rome

08/03/2024

 

Prédication du 1er mars 2024

« JE SUIS LA LUMIÈRE DU MONDE »

Deuxième Prédication, Carême 2024

Dans ces prédications de Carême, nous nous sommes proposés de méditer sur les grands « Je Suis » (Ego eimi) prononcés par Jésus dans l'évangile de Jean. Cependant, une question se pose à leur sujet : ont-ils réellement été prononcés par Jésus, ou sont-ils dus à une réflexion postérieure de l'évangéliste, comme de nombreuses parties du Quatrième Évangile ? La réponse que pratiquement tous les exégètes aujourd’hui donneraient à cette question est la deuxième. Je suis cependant convaincu que ces déclarations viennent bien « de Jésus » et je vais chercher à expliquer pourquoi.

Il y a une vérité historique et une vérité que nous pouvons appeler réelle ou ontologique. Prenons un de ces « Je suis » de Jésus, par exemple celui qui dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). Si, par je ne sais quelle nouvelle découverte improbable, on en arrivait à apprendre que la phrase avait été, de fait et historiquement, prononcée par le Jésus terrestre, ce n’est pas cela qui la rendrait « vraie ». On peut toujours penser que celui qui la prononce se fait des illusions et se trompe ! (Beaucoup ont cru être la lumière du monde avant et après lui !). Ce qui la rend « vraie » est le fait que – dans la réalité et au-delà de toute contingence historique - il est le chemin, la vérité et la vie.

Dans ce sens plus profond et plus important, chacune des affirmations de Jésus dans l’évangile de Jean sont « vraies », même celle où il dit : « Avant qu’Abraham fût, moi, JE SUIS » (Jn 8, 58). La définition classique de la vérité est « la correspondance entre la chose et l’idée de cette chose » (adaequatio rei et intellectus) ; la vérité révélée est la correspondance entre la réalité et la parole inspirée qui la proclame. Les grandes paroles que nous méditerons sont donc de Jésus, non pas du Jésus historique, mais du Jésus qui - comme il l'a promis à ses disciples (Jn 16, 12-15) - nous parle avec l'autorité du Ressuscité, par son Esprit.

*    *    *

De la synagogue de Capharnaüm en Galilée, nous passons aujourd'hui au Temple de Jérusalem, en Judée, où Jésus s'est rendu à l'occasion de la Fête des Tabernacles. Ici se déroule le débat avec « les Juifs », dans lequel s'insère l'auto-proclamation de Jésus que, dans cette méditation, nous voulons recueillir :

« Moi, je suis la lumière du monde.
Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres,
il aura la lumière de la vie. » (Jn 8, 12)

Ces mots sont si prégnants et si beaux que les chrétiens les ont immédiatement choisis comme l'une des désignations préférées du Christ. Dans de nombreuses basiliques anciennes - comme dans les cathédrales de Cefalù et de Monreale en Sicile - dans la mosaïque de l'abside, Jésus est représenté comme le Pantocrator, ou Seigneur de l'univers. Il tient un livre ouvert devant lui et montre la page où sont écrits ces mots, en grec et en latin : Egô eimi to phôs tou cosmou - Ego sum lux mundi - Je suis la lumière du monde.

Pour nous aujourd’hui, Jésus « lumière du monde » est devenu une vérité crue et proclamée, mais il fut un temps où ce n’était pas que cela ; c'était une expérience vécue, comme cela nous arrive parfois quand, après une panne de courant, la lumière revient à l’improviste, ou quand, le matin, en ouvrant la fenêtre, on est inondé de la lumière du jour. La Première Lettre de Pierre le définit comme un passage « des ténèbres à son admirable lumière » (1 P 2, 9 ; Col 1, 12 s.). En évoquant le moment de sa conversion et de son baptême, Tertullien le décrit avec l'image de l'enfant qui sort de la pénombre du sein maternel et qui panique au contact de l'air et de la lumière. « Sortis – écrit-il – du même sein de l'ignorance, ils ont vu luire, émerveillés, la même lumière de la vérité[1] (ad lucem expavescentes véritatis)! »

*    *    *

Nous nous posons immédiatement la question : que signifie pour nous, maintenant et ici, cette parole de Jésus : « Je suis la lumière du monde » ? L’expression « lumière du monde » a deux significations fondamentales. La première est que Jésus est la lumière du monde car il est la révélation suprême et définitive de Dieu à l'humanité. L’incipit de la Lettre aux Hébreux le dit de la manière la plus claire et la plus solennelle :

À bien des reprises et de bien des manières, Dieu, dans le passé, a parlé à nos pères par les prophètes ; mais à la fin, en ces jours où nous sommes, il nous a parlé par son Fils qu’il a établi héritier de toutes choses et par qui il a créé les mondes. (He 1, 1-2)

La nouveauté réside dans le fait unique et irremplaçable que le révélateur est lui-même la révélation ! « Je suis la lumière », et non pas j'apporte la lumière au monde. Les prophètes parlaient à la troisième personne : « Ainsi parle le Seigneur ! », Jésus parle à la première personne : « Je vous le dis ! » En 1964, Marshall Macluhan lançait le célèbre slogan : « Le médium est le message », signifiant par là que le moyen par lequel un message est diffusé conditionne le message lui-même. Ce dicton s’applique de manière unique et transcendante au Christ. Chez lui, le moyen de transmission est véritablement le message ; le messager est lui-même le message !

C'est là, disais-je, le sens premier de l'expression « lumière du monde ». Le deuxième sens est que Jésus est la lumière du monde en ce sens qu'il éclaire le monde, c'est-à-dire qu'il révèle le monde à soi-même ; il montre toute chose dans sa vérité, telle qu'elle est devant Dieu. Réfléchissons sur chacune des deux significations, en commençant par la première, c'est-à-dire de Jésus comme révélation suprême de la vérité de Dieu.

Raison et foi

De ce point de vue, la lumière qu’est le Christ a toujours eu une concurrente aguerrie, la raison humaine. Nous en parlons, non pas dans un but polémique ou apologétique, c'est-à-dire pour savoir que répondre aux opposants à la foi, mais pour nous confirmer nous-mêmes dans la foi.

Les débats sur foi et raison - il serait d’ailleurs plus exact de dire sur raison et révélation – me semblent affectés d’une dissymétrie radicale. Le croyant partage avec l’athée la raison ; l’athée ne partage pas avec le croyant la foi en la révélation. Le croyant parle le langage de son interlocuteur athée ; celui-ci ne parle pas le langage de son homologue croyant.

C’est précisément pour cela que le débat le plus convaincant sur le sujet « foi et raison » est celui qui se produit dans la personne même, entre sa foi et sa raison. Nous en avons de célèbres exemples dans l’histoire de la pensée humaine, chez des hommes chez lesquels on ne peut mettre en doute leur égale passion pour la foi et pour la raison : Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin, Blaise Pascal, Søren Kierkegaard, John Newman, auxquels nous pourrions ajouter - à juste raison - Jean-Paul II, Benoît XVI.

La conclusion à laquelle chacun d’eux est parvenu est que l’acte suprême de la raison est de reconnaître qu’il existe quelque chose qui la dépasse. C’est également l’acte qui fait le plus honneur à la raison, car il indique sa capacité à se transcender. La foi ne s’oppose pas à la raison, mais elle suppose la raison, exactement comme « la grâce présuppose la nature[2] ».

On doit éclaircir un deuxième malentendu sur le dialogue entre foi et raison. La critique de fond adressée au croyant est qu’il ne peut pas être objectif, puisque sa foi lui impose, dès le départ, la conclusion à laquelle il doit arriver, et constitue donc une précompréhension et un préjugé. Mais on ne tient pas compte ici du fait que ce même « préjugé » agit aussi, au sens opposé, chez le scientifique ou philosophe non-croyant, et de manière encore plus marquée. S’il présuppose que Dieu n’existe pas, que le surnaturel n’existe pas et que le miracle n’est pas possible, il ne pourra aboutir qu’à une seule conclusion déjà donnée au départ.

Un exemple parmi tant d’autres. Sur la base de la vision qu’il avait de la réalité, Freud pouvait-il admettre que « l’amour universel » de François d’Assise eût une composante surnaturelle appelée la grâce ? Certainement pas, et il en fait une « dérivation de l’amour génital ». François d’Assise est pour lui –je cite - « celui qui est allé le plus loin dans l’utilisation complète de l’amour aux fins du sentiment de bonheur intérieur[3] ». En d’autres termes, il aimait Dieu, les hommes, toute la création et, de manière très spéciale, Jésus Crucifié, parce que cela lui procurait de la joie, le faisait se sentir bien !

L’homme moderne, au lieu de la vérité, choisit comme valeur suprême la recherche de la vérité. Lessing a écrit : « Si Dieu tenait renfermée dans sa main droite toute la vérité, et dans sa main gauche l’unique et toujours vivace impulsion vers la vérité, même avec cette condition supplémentaire de me tromper toujours et éternellement, et s’il me disait : "Choisis !", je me jetterais avec humilité sur sa main gauche et dirais : Père, donne ! La vérité pure n’est que pour toi seul[4] ».

La raison en est simple. Tant qu’on est en phase de recherche, c’est lui - l’homme, qui mène le jeu, le protagoniste, alors que, face à la Vérité reconnue comme telle, il n’a plus d’échappatoire et il doit prêter « l’obéissance de la foi ». La foi pose l’absolu, tandis que la raison voudrait poursuivre indéfiniment la discussion. Comme la belle Shéhérazade de Mille et une nuits, la raison humaine a toujours une nouvelle histoire à raconter pour retarder sa reddition.

Il n’y a que deux résolutions possibles à la tension entre foi et raison : soit de réduire la foi « aux limites de la raison pure », comme le proposait le philosophe Kant, soit de dépasser les limites de la raison pure et « d’avancer au large ». Un peu comme l’Ulysse de Dante qui, parvenu aux « colonnes d’Hercule », considérées auparavant comme le bout de la Terre, décide de ne pas s’arrêter, mais de faire des rames « des ailes pour ce vol fou[5] ».

Je dois cependant être cohérent avec mes propres prémisses. Le discours sur foi et raison, avant d’être un débat entre « nous et eux », entre croyants et non-croyants, doit être un débat entre les croyants eux-mêmes. Dans ce cas, plus que la controverse et l’apologétique, le plus utile est l’autocritique. En fait, le pire des rationalismes n’est pas extérieur mais intérieur. Saint Paul écrivait aux Corinthiens :

« Mon langage, ma proclamation de l’Évangile, n’avaient rien d’un langage de sagesse qui veut convaincre ; mais c’est l’Esprit et sa puissance qui se manifestaient, pour que votre foi repose, non pas sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu » (1 Co 2, 4-5).

Et encore :

« Les armes de notre combat ne sont pas purement humaines, elles reçoivent de Dieu la puissance qui démolit les forteresses. Nous démolissons les raisonnements fallacieux, tout ce qui, de manière hautaine, s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous capturons toute pensée pour l’amener à obéir au Christ » (2 Co 10, 3-5).

Ce que l’Apôtre craignait s’est souvent vérifié. La théologie, surtout en Occident, a pris de plus en plus de distances avec la puissance de l’Esprit, pour s’appuyer plutôt sur la sagesse humaine. Le rationalisme moderne a exigé du christianisme qu’il présente son message d’une manière dialectique, c’est-à-dire en le soumettant - en tout et pour tout - à la recherche et à la discussion. Il devait ainsi s’inscrire dans l’effort commun - philosophiquement acceptable - d’un effort commun et toujours provisoire d’auto-compréhension de la destinée humaine et de l’univers. Ce faisant, on soumettait la proclamation de la mort et de la Résurrection du Christ à une instance différente, retenue supérieure. Elle n’était plus un kérygme, mais simplement une hypothèse entre d’autres.

Il est écrit que « le Verbe s’est fait chair » mais, en théologie, sous l’influence de l’idéalisme prédominant, le Verbe ne devient souvent qu’une idée ! Le Dieu vivant a été réduit à l’idée du Dieu vivant (ce qui est très différent !) et l’Esprit Saint à l’idée hégelienne de « l’esprit absolu ». Pascal avait pourtant bien pris soin de distinguer « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » du « Dieu des philosophes ». On ne vit plus en compagnie de réalités, mais de leurs images, comme les anciens photographes dans leur chambre noire, entourés des négatifs noir et blanc de leurs clichés.

Le danger inhérent à cette façon de faire de la théologie est que Dieu est objectivé. Il devient un objet dont on parle, et non un sujet avec lequel - ou en présence duquel - on parle. Un « il » - ou, pire, un « lui » -, jamais un « toi ». C'est le contrecoup d'avoir fait de la théologie une « science ». Le premier devoir de ceux qui font de la science est d'être neutres face à l'objet de leur recherche ; mais peut-on être neutre quand il s'agit de Dieu ? Ce fut là la raison principale qui m’incita, à un certain moment de ma vie, à abandonner l'enseignement académique de la théologie pour me consacrer à plein temps à la prédication. La conséquence de cette façon de faire de la théologie, de fait, est qu'elle devient de plus en plus un dialogue avec l'élite académique du moment, et de moins en moins une nourriture pour la foi du peuple de Dieu.

De cette situation, on ne peut sortir qu'en accompagnant l'étude par la prière, en parlant à Dieu, et non pas toujours et seulement en parlant de Dieu. Saint Augustin a réalisé sa théologie la plus durable en parlant avec Dieu dans ses Confessions. « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu seras théologien[6] » disait un Père du désert. Cela aide également à la contemplation et à l'imitation de la Mère de Dieu. Dans sa vie terrestre, elle n'eut rien à voir avec des idées abstraites sur Dieu et son fils Jésus, mais seulement avec leur vivante réalité.

La foi et le monde

J'ai évoqué plus haut un deuxième sens de l'expression « lumière du monde », et c'est à cela que je voudrais consacrer la dernière partie de ma réflexion, notamment parce que c'est celle qui nous concerne de plus près. C'est, disais-je, le sens pour ainsi dire instrumental dans lequel Jésus est lumière du monde : c'est-à-dire dans la mesure où il éclaire toutes choses ; il fait vis-à-vis du monde ce que le soleil fait vis-à-vis de la terre. Le soleil n'éclaire ni ne se révèle lui-même, mais il illumine toutes choses sur la terre et fait tout voir sous la juste lumière.

Dans ce second sens également, Jésus et son Évangile ont un concurrent qui est le plus dangereux de tous, étant un concurrent interne, un ennemi dans la maison. L'expression « lumière du monde » change complètement de sens selon que l'expression « du monde » est prise comme génitif objectif, ou comme génitif subjectif ; c’est-à-dire, selon que le monde est l'objet illuminé ou bien le sujet qui illumine. Dans ce second cas, ce n’est pas l’Évangile, mais le monde qui nous fait voir toutes choses sous leur propre jour. L'évangéliste Jean a exhorté ses disciples avec ces paroles :

N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. Tout ce qu’il y a dans le monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’arrogance de la richesse –, tout cela ne vient pas du Père, mais du monde (1 Jn 2, 15-16).

Le danger de se conformer à ce monde – la mondanité – est l’équivalent, dans le domaine religieux et spirituel, de ce que, dans le domaine social, nous appelons la sécularisation. Personne (moi encore moins) ne peut dire que ce danger ne le, ne la menace pas également. Un dicton attribué à Jésus dans un écrit ancien non canonique dit : « Si vous ne jeûnez pas du monde, vous ne découvrirez pas le royaume de Dieu[7] ». Voici le jeûne le plus nécessaire de tous aujourd’hui : jeûner du monde, nesteuein tô kosmô, selon le dicton cité !

Le monde dont nous parlons et auquel nous ne devons pas nous conformer n'est pas le monde créé et aimé par Dieu ; ce ne sont pas les hommes du monde que, en effet, nous devons toujours aller rencontrer, surtout les pauvres, les derniers, les souffrants. Le fait de « se mêler » à ce monde de souffrance et de marginalisation est, paradoxalement, le meilleur moyen de se « séparer » du monde, car cela signifie aller là où le monde fuit de toutes ses forces. Cela signifie se séparer du principe même qui régit le monde, qui est l’égoïsme.

Avant que dans les œuvres, le changement doit s’opérer dans la manière de penser. Saint Paul exhortait les chrétiens de Rome en ces termes :

Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait.  (Rm 12, 2)

Il y a de nombreuses causes à l’origine de la mondanité, mais la principale est la crise de la foi. La foi est le principal champ de bataille entre le chrétien et le monde. C'est par la foi que le chrétien n'est plus « du » monde. Entendu au sens moral, le « monde » est tout ce qui s’oppose à la foi. « C'est là la victoire qui a vaincu le monde », écrit Jean dans sa Première Lettre, « notre foi » (1 Jn 5, 4). Dans la Lettre aux Éphésiens, il y a, à ce propos, un mot sur lequel il vaut la peine de s'arrêter un peu. Il dit :

Et vous, vous étiez des morts, par suite des fautes et des péchés qui marquaient autrefois votre conduite, soumise aux forces mauvaises de ce monde, au prince du mal qui s’interpose entre le ciel et nous, et dont le souffle est maintenant à l’œuvre en ceux qui désobéissent à Dieu. (Ep 2, 1-2)

L'exégète Heinrich Schlier a fait une analyse pénétrante de cet « esprit du monde » considéré par Paul comme l'antagoniste direct de « l'Esprit de Dieu » (1 Co 2, 12). L’opinion publique y joue un rôle déterminant. Aujourd'hui, on peut l'appeler, même au sens littéral, « l'esprit qui est dans l'air », car il se propage avant tout par l'air, à travers des moyens de communication virtuels.

Il s’agit – écrit Schlier – d’un esprit d’une grande intensité historique, auquel l’individu peut difficilement échapper. On s'en tient à l'esprit général, on considère que c'est une évidence. Agir, penser ou dire quelque chose contre cela est considéré comme insensé, voire comme une injustice ou un crime. Alors on n'ose plus affronter les choses et les situations et surtout la vie d'une manière différente de la façon dont il les présente... Sa particularité est d'interpréter le monde et l'existence humaine à sa manière[8].

C’est ce que l’on appelle « l’adaptation à l’air du temps ». La morale du « Così fan tutte » de Mozart. Nous disposons aujourd’hui d’une nouvelle image pour décrire l’action corrosive de l’esprit du monde, le virus informatique. D'après le peu que j’en sais, le virus est un programme malin qui pénètre dans l'ordinateur par les moyens les plus insoupçonnés (échange d'e-mails, sites Web...), et une fois à l'intérieur, perturbe ou bloque le fonctionnement normal, altérant ainsi ce qu'on appelle les « systèmes d'exploitation ».

L'esprit du monde agit de la même manière. Il pénètre en nous par mille canaux, comme l'air que nous respirons, et une fois à l'intérieur, il change nos modèles de fonctionnement : il remplace le modèle « Christ » par le modèle « monde ». Le monde lui aussi a sa « trinité », ses trois dieux ou idoles à vénérer : le plaisir, le pouvoir, l’argent. Nous déplorons tous les désastres qu’ils créent dans la société, mais sommes-nous sûrs que, à notre petite échelle, nous en sommes, nous-mêmes, complètement immunisés ?

Dans cette lutte  avec le monde qui est hors de nous et le monde qui est en nous, notre plus grande consolation, c’est de savoir que le Christ continue, comme ressuscité, de prier le Père pour nous avec les même paroles qu’il prononça avant de quitter ses Apôtres :

Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais. Ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi, je n’appartiens pas au monde […] De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde […] Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi. (Jn 17, 15-20)

Et  de la profondeur de notre cœur nous disons : Amen !

__________________________________

 

Traduction de Cathy Brenti

 

[1] Tertullien, Apologeticum XXXIX, 9: “ad lucem expa¬vescentes veritatis”.

[2] Thomas, Somme théologique, I, q. 2, a. 2, ad. 1.

[3] S. Freud, Le malaise de la civilisation, IV.

[4] G. Lessing, La Duplique, I, in Werke 3, Zürich 1974, p. 149.

[5] Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, XXVI, 125.

[6] Evagre le Pontique, De oratione, 60 (PG 79, 1180).

[7] Cf. Clement Al., Stromata, 111, 15 (GCS, 52, p. 242, 2); A. Resch, Agrapha, 48 (TU, 30, 1906, p. 68).

[8] Heinrich Schlier, dans “Geist und Leben“ 31 (1958), pp. 173-183.

 

Prédication du cardinal Cantalamessa pour le Carême 2024 (2/5) Direct de Rome

01/03/2024

 

Prédication du 23 février 2024

« JE SUIS LE PAIN DE VIE »

Première Prédication, Carême 2024

Au début de ces prédications de Carême, nous repartons du célèbre dialogue entre Jésus et les apôtres à Césarée de Philippe :
Jésus, arrivé dans la région de Césarée-de-Philippe, demandait à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? » Ils répondirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Jésus leur demanda : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Alors Simon-Pierre prit la parole et dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » (Mt 16, 13-16).

De tout le dialogue, ce qui nous intéresse, ici, c’est seulement et exclusivement la deuxième question de Jésus : « Pour vous, qui suis-je ? » Cependant, nous ne la prenons pas dans le sens où on la prend habituellement, c’est-à-dire comme si Jésus voulait savoir ce que l’Église pense de lui, ou ce que nos études de théologie nous disent de lui. Non ! Nous prenons cette question comme on doit prendre toute parole qui sort de la bouche de Jésus, c’est-à-dire comme si elle s’adressait hic et nunc à celui qui l’écoute, individuellement et personnellement.

Pour réaliser cet examen, nous nous ferons aider par Jean l’évangéliste. Dans son Évangile, nous trouvons toute une série de déclarations de Jésus, le célèbre Ego eimi, « Je Suis », avec lesquelles il révèle ce qu’il pense, lui, de lui-même, ce qu’il dit, lui qu’il est : « Je suis le pain de vie », « Je suis la lumière du monde », et ainsi de suite. Nous passerons en revue cinq de ces autorévélations et nous nous demanderons à chaque fois s’il est vraiment pour nous ce qu’il affirme être, et comment faire pour qu’il le soit de plus en plus.
Nous vivrons ce moment d’une manière particulière. C’est-à-dire, non pas avec le regard tourné vers l’extérieur, vers les problèmes du monde et de l’Église même, comme on se sent poussé à le faire dans d’autres contextes, mais avec un regard d’introspection. Sera-ce donc un moment intimiste et détaché, et, somme toute, égoïste ? Loin de là! C’est s’évangéliser soi-même pour évangéliser, se remplir de Jésus pour ensuite l’annoncer « par redondance d’amour », comme les Constitutions primitives de mon Ordre Capucin recommandaient aux prédicateurs, c’est-à-dire par conviction intime, et pas seulement pour répondre à une mission.
* * *
Commençons par le premier de ces « Je Suis » de Jésus que nous rencontrons dans le Quatrième Évangile, au sixième chapitre : « Je suis le pain de vie ». Commençons par écouter la partie du discours qui nous intéresse plus directement :
Ils lui dirent alors : « Quel signe vas-tu accomplir pour que nous puissions le voir, et te croire ? Quelle œuvre vas-tu faire ? Au désert, nos pères ont mangé la manne ; comme dit l’Écriture : Il leur a donné à manger le pain venu du ciel. » Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel ; c’est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel. Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. » Ils lui dirent alors : « Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là. » Jésus leur répondit : « Moi, je suis le pain de la vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif.
Un mot sur le contexte. Jésus avait auparavant multiplié les cinq pains d’orge et les deux poissons pour nourrir cinq mille hommes. Puis il avait disparu pour échapper à l’enthousiasme de ceux qui voulaient le faire roi. La foule le cherche et le retrouve sur l’autre rive du lac.
C’est ici que commence le long discours par lequel Jésus tente d’expliquer « le signe du pain ». Il veut faire comprendre que c’est un autre pain qu’il faut rechercher, dont le matériel n’est, justement, qu’un « signe ». C’est la même procédure employée avec la Samaritaine au chapitre IV de l’Évangile. Là, Jésus veut amener la femme à découvrir une autre eau, autre que physique, qui n’apaise la soif que pour un temps limité ; ici, il veut amener la foule à chercher un autre pain, différent du pain matériel, qui ne rassasie que pour la journée. À la Samaritaine qui demande cette eau mystérieuse et attend la venue du Messie pour l’obtenir, Jésus répond : « Je le suis, moi qui te parle » (Jn 4, 26). A la foule qui pose désormais la même question pour le pain, il répond : « Je suis le pain de la vie ! »
Posons-nous la question : comment et où mangeons-nous ce pain de vie ? La réponse des Pères de l’Église était, en deux « lieux » ou de deux manières, dans le sacrement et dans la Parole, c’est-à-dire dans l’Eucharistie et dans l’Écriture. A vrai dire, l’accent était mis de diverses manières. Certains, comme Origène – et parmi les Latins – Ambroise, insistent davantage sur la Parole de Dieu : « Ce pain que Jésus rompt – écrit saint Ambroise en commentant la multiplication des pains – signifie mystiquement la parole de Dieu qui, distribuée, augmente. Il nous a donné ses paroles comme des pains qui se multiplient dans nos bouches à mesure que nous les goûtons . » D’autres, comme Cyrille d’Alexandrie, accentuent l’interprétation eucharistique. Aucun d’entre eux cependant, ne s’exprimait sur un « lieu » en excluant l’autre. On parle de la Parole et de l’Eucharistie comme des « deux tables » dressées par le Christ. Dans l’Imitation du Christ, nous lisons :
Je sens que deux choses me sont ici-bas souverainement nécessaires, et que sans elles je ne pourrais porter le poids de cette misérable vie. Enfermé dans la prison de mon corps, j’ai besoin d’aliments et de lumière. C’est pourquoi vous avez donné à ce pauvre infirme votre chair sacrée pour être la nourriture de son âme et de son corps, et votre parole pour luire comme une lampe devant ses pas. Je ne pourrais vivre sans ces deux choses, car la parole de Dieu est la lumière de l’âme et votre Sacrement le pain de la vie. On peut encore les regarder comme deux tables placées dans les trésors de l’Eglise .

L’affirmation unilatérale de l’une de ces deux manières de manger le pain de la vie à l’exclusion de l’autre est le résultat de la division néfaste survenue dans le christianisme occidental. Du côté catholique, l’interprétation eucharistique avait fini par devenir si prépondérante qu’elle faisait du sixième chapitre de Jean presque l’équivalent du récit de l’institution de l’Eucharistie. Luther, en réaction, affirma le contraire, à savoir que le pain de la vie est la parole de Dieu ; il est distribué au moyen de la prédication et mangé au moyen de la foi .

Le climat œcuménique qui s’est instauré parmi les croyants au Christ nous permet de recomposer la synthèse traditionnelle présente chez les Pères. Il ne fait aucun doute que le pain de la vie nous arrive à travers la parole de Dieu et en particulier les paroles de Jésus dans l’Évangile. Sa réponse au tentateur nous le rappelle aussi : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». (Mt 4, 4) Mais comment ne pas voir dans le discours de Jésus dans la synagogue de Capharnaüm également une référence à l’Eucharistie ? L’ensemble du contexte évoque un banquet : on parle de nourriture et de boisson, de manger et de boire, du corps et du sang. Les paroles : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang … » rappellent trop clairement les paroles de l’institution (« Prenez, mangez, ceci est mon corps » et « Prenez, buvez : ceci est mon sang ») pour pouvoir nier toute relation entre elles.

Si en exégèse et en théologie on assiste à une polarisation et parfois – disais-je – à un contraste entre le pain de la parole et le pain eucharistique, dans la liturgie leur synthèse s’est toujours vécue sereinement. Depuis les temps les plus anciens, par exemple en saint Justin martyr, la messe comporte deux temps : la liturgie de la Parole, avec des lectures tirées de l’Ancien Testament et des « mémoires des apôtres », et la liturgie eucharistique avec la consécration et la communion.

Aujourd’hui, nous pouvons revenir, disais-je, à la synthèse originelle entre Parole et Sacrement. Nous devons en effet même faire un pas en avant dans cette direction. Cela consiste à ne pas se limiter à manger la chair et à boire le sang du Christ – c’est-à-dire à la seule Parole et au sacrement de l’Eucharistie – mais à la voir mise en œuvre à chaque instant et dans chaque aspect de notre vie de grâce.

Lorsque saint Paul écrit : « Pour moi, vivre, c’est le Christ » (Ph 1, 21), il ne pense pas à un moment précis. Pour lui, le Christ est véritablement, quelle que soit la forme que prend sa présence, le pain de vie ; on le « mange » avec foi, espérance et charité, dans la prière et en tout. L’être humain est créé pour la joie et ne peut vivre sans joie, ou sans l’espérance de l’atteindre. La joie est le pain du cœur. Et l’Apôtre cherche aussi la vraie joie – et exhorte ses disciples à la chercher – en Jésus-Christ le Seigneur : « Gaudete in Domino semper, iterum dico, gaudete » : « Soyez toujours dans la joie du Seigneur ; je le redis : soyez dans la joie. » (Ph 4, 4 )

Jésus est pain de vie éternelle, non seulement pour ce qu’il donne, mais aussi – et avant tout – pour ce qu’il est. La Parole et le Sacrement sont les moyens ; le but est de vivre par lui et en lui : « De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi » (Jn 6, 57). Dans l’hymne Adoro te devote qui a alimenté la piété et l’adoration eucharistiques des catholiques pendant des siècles, il y a une strophe qui est une paraphrase de ces paroles de Jésus. Dans l’original, dont beaucoup d’entre nous se souviennent certainement, elle dit :

O memoriále mortis Dómini,
Panis vivus vitam praestans hómini,
praesta meae menti de te vívere,
et te illi semper dulce sápere.

Et en français,

Ô mémorial de la mort du Seigneur,
Pain vivant qui donnez la vie aux hommes,
Faites que mon âme trouve la vie en vous
Et goûte toujours combien vous êtes doux.

* * *

Tout le discours de Jésus sur le pain de vie tend, donc, à clarifier quelle vie il donne, non pas la vie de la chair, mais la vie de l’Esprit, la vie éternelle. Ce n’est cependant pas dans cette direction que je voudrais poursuivre ma réflexion dans les quelques minutes qui me restent. Par rapport à l’Évangile, il y a toujours deux opérations à faire, en respectant strictement leur ordre : d’abord l’appropriation, puis l’imitation. Jusqu’à présent, nous nous sommes approprié le pain de la vie par la foi et nous le faisons chaque fois que nous recevons la communion. Il s’agit maintenant de voir comment le traduire en pratique dans nos vies.

Pour ce faire, nous nous posons une simple question : Comment lui, Jésus, est-il devenu pour nous pain de vie ? Il nous a lui-même donné la réponse, précisément dans l’Évangile de Jean : « Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12, 24) Nous savons bien à quoi font allusion les images de chute à terre et de pourriture. Toute l’histoire de la Passion y est contenue. Nous devons essayer de voir ce que ces images signifient pour nous. En effet, en prenant l’image du grain de blé, Jésus n’indique pas seulement sa destinée personnelle, mais celle de chacun de ses vrais disciples.

On ne peut écouter les paroles adressées par saint Ignace d’Antioche à l’Église de Rome sans s’émouvoir et sans s’étonner, en voyant ce que la grâce du Christ est capable de faire d’une créature humaine :

Laissez-moi être la pâture des bêtes, par lesquelles il me sera possible de trouver Dieu. Je suis le froment de Dieu, et je suis moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé un pur pain du Christ […] Implorez le Christ pour moi, pour que, par l’instrument des bêtes, je sois une victime offerte à Dieu. Je ne vous donne pas des ordres comme Pierre et Paul : eux, ils étaient libres, et moi jusqu’à présent un esclave .

Avant les dents des bêtes sauvages, Ignace a fait l’expérience d’autres dents qui l’avaient broyé, non pas celles des bêtes sauvages, mais celles des hommes : « Depuis la Syrie jusqu’à Rome – écrit-il – je combats contre les bêtes, sur terre et sur mer, nuit et jour, enchaîné à dix léopards, c’est-à-dire à un détachement de soldats ; quand on leur fait du bien, ils en deviennent pires . » Cela a quelque chose à nous dire aussi. Chacun de nous a, dans son environnement, de ces dents qui le broient. Saint Augustin disait que nous, êtres humains, sommes des « corps de boue qui se froissent les uns les autres » : lutea vasa quae faciunt invicem angustias . Nous devons apprendre à faire de cette situation un moyen de sanctification et non d’endurcissement du cœur, de haine et de plainte !

Une maxime souvent répétée dans nos communautés religieuses dit Vita communis mortificatio maxima : « Vivre en communauté est la plus grande de toutes les mortifications ». Non seulement la plus grande, mais aussi la plus utile, plus méritoire que bien d’autres mortifications volontaires. Cette maxime ne s’applique pas seulement à ceux qui vivent dans des communautés religieuses, mais à toute coexistence humaine. A mon avis, le lieu où elle se réalise de la manière la plus exigeante, c’est dans le mariage, et il faut être plein d’admiration devant un mariage vécu fidèlement jusqu’à la mort. Passer toute sa vie, jour et nuit, en acceptant la volonté, le caractère, la sensibilité et les particularités d’une autre personne, surtout dans une société comme la nôtre, est quelque chose de grand et, si c’est fait dans un esprit de foi et d’amour, cela devrait déjà être qualifié de « vertu héroïque ».

Nous nous trouvons cependant ici dans le contexte de la Curie qui n’est pas une communauté religieuse ou matrimoniale, mais de service et de travail ecclésial. Les occasions à ne pas rater – si nous voulons nous aussi être moulus pour devenir farine de Dieu – sont nombreuses, et chacun devrait identifier et sanctifier celles qui lui sont offertes dans son lieu de service. Je n’en citerai qu’une ou deux qui me semblent valables pour tous.

Une opportunité est d’accepter d’être contredit, de renoncer à se justifier et à vouloir toujours avoir raison, quand l’importance de l’affaire ne l’exige pas. Une autre, c’est de supporter quelqu’un dont le caractère, la manière de parler ou d’agir nous énerve, et de le faire sans nous irriter intérieurement, en pensant plutôt que nous aussi en sommes peut-être le sujet pour quelqu’un. L’Apôtre exhortait les fidèles de Colosses par ces mots :

Revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. (Col 3, 12-13)
Ce qui est le plus difficile à « broyer » en nous, ce n’est pas la chair, mais l’esprit, c’est-à-dire l’amour-propre et l’orgueil, et ces petits exercices remplissent magnifiquement leur fonction.
Malheureusement, il existe aujourd’hui dans la société une sorte de dents qui broient sans pitié, plus cruellement que les dents de léopard dont parlait le martyr saint Ignace. Ce sont les dents des médias et de ce que l’on appelle les « social ». Non pas lorsqu’ils dénoncent les distorsions de la société ou de l’Église (en cela ils méritent tout le respect et l’estime !), mais lorsqu’ils attaquent quelqu’un de parti pris, simplement parce qu’il n’appartient pas à leur camp. Avec malveillance, avec une intention destructrice et non constructive. Pauvre celui qui finit dans ce hachoir à viande aujourd’hui, qu’il soit laïc ou ecclésiastique !

Dans ce cas, il est légitime et nécessaire de faire valoir ses raisons dans les forums appropriés, et si cela n’est pas possible, ou s’il s’avère que cela ne sert à rien, il ne reste plus au croyant que de s’unir au Christ flagellé, couronné d’épines et sur qui ils ont craché. Dans la Lettre aux Hébreux, nous lisons cette exhortation aux premiers chrétiens, qui peut aider en de pareilles occasions : « Méditez l’exemple de celui qui a enduré de la part des pécheurs une telle hostilité, et vous ne serez pas accablés par le découragement. » (He 12, 3)

C’est une chose assez difficile et des plus douloureuses, surtout si on y trouve sa propre famille naturelle ou religieuse, mais la grâce de Dieu peut faire – et a souvent fait – de tout cela une occasion de purification et de sanctification. Il s’agit d’avoir foi qu’à la fin, comme cela s’est produit pour Jésus, la vérité triomphera du mensonge. Et elle triomphera peut-être encore mieux avec le silence qu’avec l’autodéfense la plus acharnée.

* * *

Le but final de se laisser broyer n’est cependant pas de nature ascétique, mais mystique ; il ne sert pas tant à se mortifier, qu’à créer la communion. C’est une vérité qui a accompagné la catéchèse eucharistique dès les premiers jours de l’Église. Elle est déjà présente dans la Didache (IX, 4), écrit des temps apostoliques. Saint Augustin développe ce thème de façon merveilleuse dans un de ses discours au peuple. Il met en parallèle le processus qui conduit à la formation du pain qui est le corps eucharistique du Christ et le processus qui conduit à la formation de son corps mystique qu’est l’Église. Il dit:

Rappelez-vous un instant ce qu’était autrefois cette créature qu’est le blé, lorsqu’elle était encore dans les champs : la terre la faisait germer, la pluie la nourrissait ; puis il y avait le travail de l’homme qui le portait à l’aire de battage, le battait, le vannait et le mettait dans les greniers ; de là, il le prenait pour le moudre et le cuire et ainsi, finalement, il est devenu du pain. Maintenant, rappelez vos souvenirs car vous n’existiez pas et avez été créés, on vous a apportés sur l’aire sacrée, vous y avez été foulés… Lorsque vous avez donné vos noms pour le baptême, vous avez commencé à être écrasés par le jeûne et les exorcismes ; puis finalement vous vous êtes approchés de l’eau sainte, vous en avez été pénétrés et vous êtes devenu une seule chose ; quand la chaleur du Saint-Esprit est venue, vous avez été cuits et vous êtes devenus le pain du Seigneur. Voilà ce que vous avez reçu. C’est pourquoi, de même que vous voyez que le pain préparé est un, soyez vous aussi un, en vous aimant, en conservant une même foi, une même espérance, une indivisible charité . »

Entre les deux corps – eucharistique et mystique de l’Église – il n’y a pas seulement une similitude, mais aussi une dépendance. C’est grâce au mystère pascal du Christ opérant dans l’Eucharistie que nous pouvons trouver la force de nous laisser broyer, jour après jour, dans les petites (et parfois grandes !) circonstances de la vie.

* * *

Je termine par un épisode qui s’est réellement passé, raconté dans un livre intitulé « Le prix à payer », écrit en français et traduit en plusieurs langues. Cela sert, mieux que de longs discours, à réaliser la puissance contenue dans les solennels « Je Suis » du Christ dans l’Évangile et en particulier dans celui que j’ai commenté dans cette première méditation.

Il y a quelques décennies, dans un pays du Moyen-Orient, deux soldats – l’un chrétien et l’autre non – faisaient ensemble office de sentinelles dans un dépôt d’armes. Le chrétien sortait souvent, parfois même la nuit, un petit livre et le lisait, attirant la curiosité et l’ironie de son compagnon d’armes. Une nuit, cet dernier fait un rêve. Il se trouve devant un torrent qu’il ne réussit cependant pas à traverser. Il voit une silhouette enveloppée de lumière qui lui dit : « Pour le traverser, il te faut le pain de la vie ». Fortement impressionné par son rêve, au matin, sans savoir pourquoi, il demande – ou plutôt oblige – son compagnon à lui remettre son mystérieux livre (il s’agissait bien sûr des évangiles). Il l’ouvre et tombe sur l’évangile de Jean. Son ami chrétien lui conseille de commencer par celui de Matthieu qui est plus facile à comprendre. Mais lui, sans savoir pourquoi, insiste. Il lit tout d’une seule traite, jusqu’à atteindre le sixième chapitre. A ce stade, il est bon d’écouter le reste directement de sa bouche :

Arrivé au chapitre 6 je m’arrête net dans ma lecture, abasourdi, au milieu d’une phrase. J’ai le cerveau en ébullition. Une seconde, je pense que je suis victime d’une hallucination, et replonge les yeux dans ce livre, à l’endroit précis où je me suis arrêté […] Je viens à l’instant de lire exactement ces mots, «le pain de vie », ceux-là mêmes que j’ai entendus il y a quelques heures dans mon rêve. Pour en avoir le cœur net, je relis lentement ce passage, dans lequel ce Jésus s’adresse à ses disciples après avoir multiplié des pains pour la foule, en leur disant : «Je suis le pain de vie, celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim… »
Il se passe alors en moi quelque chose d’extraordinaire, comme une déflagration violente qui emporte tout sur son passage, accompagnée d’une sensation de bien-être et de chaleur… […] J’ai l’impression d’être ivre, alors que monte dans mon cœur un sentiment d’une force inouïe, une passion presque violente et amoureuse pour ce Jésus-Christ dont parlent les Évangiles .

Ce que cette personne a dû souffrir par la suite pour sa foi confirme l’authenticité de son expérience. La parole de Dieu n’agit pas toujours de manière aussi explosive, mais l’exemple, je le répète, nous montre quelle force divine est contenue dans les solennels « Je Suis » du Christ qu’avec la grâce de Dieu, nous nous engageons à commenter durant ce Carême.
____________________________

Traduit par Cathy Brenti

1.Ambroise de Milan, In Lucam, VI, 86.
2.Imitation du Christ, IV, 11, 4 (trad. Lamennais).
3.Luther, Sur l’Evangile de Jean, 231.
4.Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains, IV, 1.
5.Ib. V, 1.
6.Augustin, Sermons, 69, 1 (PL 38, 440).
7.Augustin, Sermons, 229 ( Denis 6) (PL 38, 1103).
8.Joseph Fadelle, Le prix à payer, Pocket, 2012.

Prédication du cardinal Cantalamessa pour le Carême 2024 (1/5) Direct de Rome

23/02/2024