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Prédications de Carême du Cardinal Raniero Cantalamessa

Publié le 23/03/2023

Chaque année, le prédicateur de la Maison pontificale propose des méditations à la Curie romaine pour accompagner le temps du Carême. Les prêches du cardinal Raniero Cantalamessa, frère capucin, sont retransmis et traduits en direct par KTO, les vendredis 3, 10, 17, 24 et 31 mars à 9h00. Retrouvez sur cette page les textes des prédications du Cardinal.

Prédication du 31 mars 2023

« COURAGE ! MOI, JE SUIS VAINQUEUR DU MONDE »

Cinquième Prédication, Carême 2023

« Dans le monde, vous avez à souffrir, mais courage ! Moi, je suis vainqueur du monde . » Saint-Père, Vénérables Pères, frères et sœurs, ces paroles sont parmi les dernières que Jésus adresse à ses disciples, avant de les quitter. Il ne s'agit pas de l'habituel « Courage ! » adressé à ceux qui restent, de la part de celui qui est sur le point de partir. En effet, il ajoute : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je reviens vers vous . »

Que signifie « je reviens vers vous » s'il est sur le point de les quitter ? De quelle manière et à quel titre viendra-t-il demeurer auprès d'eux ? Si l'on ne comprend pas la réponse à cette question, on ne comprendra jamais la vraie nature de l'Église. On trouve cette réponse, comme une sorte de thème récurrent, dans les discours d'adieu de l'évangile de Jean, et il est bon d'écouter une fois les versets où elle devient la note dominante. Faisons-le avec l'attention et l'émotion avec lesquelles les enfants écoutent les dispositions de leur père à l'égard du bien le plus précieux qu'il s'apprête à leur laisser :

« Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous : l'Esprit de vérité, lui que le monde ne peut recevoir, car il ne le voit pas et ne le connaît pas ; vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous, et il sera en vous . »
« Mais le Défenseur, l'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit . »
« Quand viendra le Défenseur, que je vous enverrai d'auprès du Père, lui, l'Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra témoignage en ma faveur. Et vous aussi, vous allez rendre témoignage, car vous êtes avec moi depuis le commencement . »
« Il vaut mieux pour vous que je m'en aille, car, si je ne m'en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l'enverrai . »
« J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l'instant vous ne pouvez pas les porter. Quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière. En effet, ce qu'il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu'il aura entendu, il le dira ; et ce qui va venir, il vous le fera connaître. Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître . »

Mais qu'est-ce que l'Esprit Saint qu’il promet et qui est-il ? Est-ce lui-même, Jésus, ou un autre ? Si c'est lui-même, pourquoi dit-il à la troisième personne : « quand il viendra, l’Esprit... » ; si c'est un autre, pourquoi dit-il à la première personne : « je reviens vers vous » ? Nous touchons au mystère de la relation entre le Ressuscité et son Esprit. Relation si étroite et si mystérieuse que saint Paul semble parfois les identifier. En effet, il écrit : « Or, le Seigneur, c'est l'Esprit », mais il ajoute sans transition, « et là où l'Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté  ». Si c'est l'Esprit du Seigneur, ce ne peut pas être, purement et simplement, le Seigneur.

La réponse de l'Écriture est que l'Esprit Saint, par la rédemption, est devenu « l'Esprit du Christ » ; c'est la manière dont le Ressuscité agit désormais dans l'Église et dans le monde, ayant « été, selon l'Esprit de sainteté, établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d'entre les morts  ». C'est pourquoi il peut dire aux disciples : « Il vaut mieux pour vous que je m'en aille » et ajouter : « Je ne vous laisserai pas orphelins ».

Nous devons nous débarrasser complètement d'une vision de l'Église qui s'est formée petit à petit et est devenue dominante dans la conscience de nombreux croyants. Je la définis comme vision déiste ou cartésienne, à cause de son affinité avec la vision du monde du déisme cartésien. Comment la relation entre Dieu et le monde était-elle conçue dans cette vision ?  Plus ou moins comme ceci : Dieu au commencement crée le monde puis il se retire, le laissant se développer avec les lois qu'il lui a données ; comme une horloge qu’on a suffisamment remontée pour qu'elle fonctionne indéfiniment toute seule. Toute nouvelle intervention de Dieu bouleverserait cet ordre, raison pour laquelle les miracles sont jugés inadmissibles. Dieu, en créant le monde, serait comme quelqu'un qui donne une tape sur un ballon et le pousse en l'air, en restant, lui, au sol.

Que signifie cette vision si on l’applique à l'Église ? Que le Christ a fondé l'Église, l'a dotée de toutes les structures hiérarchiques et sacramentelles nécessaires à son fonctionnement, puis l'a quittée, se retirant dans son ciel, au moment de son Ascension. Comme quelqu'un qui pousse une petite barque dans la mer, tout en restant lui-même sur le rivage.

Mais il n'en est rien ! Jésus est monté dans la barque et il y reste. On doit prendre au sérieux ses dernières paroles dans Matthieu : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde . » À chaque nouvelle tempête, y compris celles d'aujourd'hui, il nous répète ce qu'il a dit à ses apôtres dans l'épisode de la tempête apaisée : « Pourquoi êtes-vous si craintifs, hommes de peu de foi  ? » Ne suis-je pas avec vous ? Puis-je sombrer ? Celui qui a créé la mer peut-il sombrer dans la mer ?

J'ai remarqué avec joie que dans l'Annuaire pontifical, sous le nom du Pape, il n'y a qu’un seul titre « Évêque de Rome » ; tous les autres titres - Vicaire du Christ, Souverain Pontife de l'Église universelle, Primat d'Italie, etc. - sont repris comme « titres historiques » à la page suivante. Cela me semble juste, surtout en ce qui concerne « Vicaire du Christ ». Le vicaire est celui qui supplée en l'absence du chef, mais Jésus-Christ ne s'est jamais absenté et ne s'absentera jamais de son Église. Par sa mort et sa résurrection, il est devenu « la tête du corps, la tête de l'Église  » et il le restera jusqu'à la fin du monde : le vrai et unique Seigneur de l'Église.

Sa présence n'est pas, pour ainsi dire, une présence morale et intentionnelle, ce n'est pas une seigneurie par procuration. Lorsque nous ne pouvons pas être présents en personne à un événement, nous disons généralement : « Je serai présent spirituellement », ce qui n'est, ni une grande consolation, ni d’une grande aide pour ceux qui nous ont invités. Lorsque nous disons de Jésus qu'il est présent « spirituellement », cette présence spirituelle n'est pas une forme inférieure à la présence physique, mais elle est infiniment plus réelle et efficace. C'est la présence de Jésus ressuscité qui agit dans la puissance de l'Esprit, qui agit en tout temps et en tout lieu, et agit à l’intérieur de nous.

Si, dans la situation actuelle de crise énergétique croissante, on découvrait l'existence d'une nouvelle source d'énergie inépuisable, si l'on découvrait enfin comment utiliser l'énergie solaire à volonté et sans effets négatifs, quel soulagement ce serait pour toute l'humanité ! Eh bien, l'Église possède, dans son domaine, une source d'énergie inépuisable de ce type : la « force d'en haut » qu'est l'Esprit Saint.  Jésus a pu dire de lui : « Jusqu'à présent vous n'avez rien demandé en mon nom ; demandez, et vous recevrez : ainsi votre joie sera parfaite . »

Il y a un moment dans l'histoire du salut qui rappelle de près les paroles de Jésus lors de la dernière Cène. Il s'agit de l'oracle du prophète Aggée. Il dit :

Le vingt et unième jour du septième mois, la parole du Seigneur se fit entendre par l'intermédiaire du prophète Aggée : « Va parler à Zorobabel, fils de Salathiel, gouverneur de Juda, à Josué, fils de Josédeq, le grand prêtre, et au reste du peuple. Tu leur diras : Reste-t-il encore parmi vous quelqu'un qui ait vu cette Maison dans sa gloire première ? Eh bien ! Qu'est-ce que vous voyez maintenant ? N'est-elle pas devant vous réduite à rien ? Mais à présent, courage, Zorobabel ! - oracle du Seigneur. Courage, Josué fils de Josédeq, grand prêtre ! Courage, tout le peuple du pays ! - oracle du Seigneur. Au travail ! Je suis avec vous - oracle du Seigneur de l'univers […] Mon esprit se tient au milieu de vous : Ne craignez pas  ! »

C'est l'un des rares textes de l'Ancien Testament que l’on peut dater avec précision, le 17 octobre 520 av JC. Ne nous semble-t-il pas qu'il décrit, avec les mots d'Aggée, la situation actuelle de l'Église catholique et, à bien des égards, celle de toute la chrétienté ? Les plus âgés parmi nous se rappellent avec nostalgie l'époque, juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, où les églises étaient remplies le dimanche, où mariages et baptêmes se succédaient dans les paroisses, où séminaires et noviciats religieux abondaient en vocations... « Mais dans quel état la voyons-nous aujourd'hui ? » pourrions-nous dire avec Aggée ? Cela ne vaut pas la peine de perdre du temps à répéter la liste des maux actuels, de ce qui, pour certains, semble n'être que ruines, un peu comme les ruines de la Rome antique que nous avons tout autour de nous dans cette ville.

Tout ce qui brillait autrefois et que nous sommes enclins à regretter n’était pas or. Si tout avait été or, si ces séminaires remplis avaient été des forges de saints pasteurs et que l'éducation traditionnelle qui y était dispensée avait été solide et vraie, nous n'aurions pas autant de scandales à déplorer aujourd'hui... Mais ce n'est pas de cela qu’il s’agit de parler ici, et je ne suis certainement pas le mieux qualifié pour le faire. Ce que je tiens à relever, c'est l'exhortation que le prophète adressa au peuple d'Israël ce jour-là. Il ne les exhorte pas à s'apitoyer sur leur sort, à se résigner et à se préparer au pire. Non, il dit comme Jésus : « Courage ! Au travail ! Je suis avec vous - oracle du Seigneur […] Mon esprit se tient au milieu de vous. »

Mais attention : il ne s'agit pas d'un vague et stérile « Ayez courage ».  Le prophète a déjà dit quel est le « travail » auquel ils doivent s'atteler. Et puisqu'il nous concerne de près, écoutons aussi l'oracle précédent d'Aggée au peuple et à ses dirigeants :

Ainsi parle le Seigneur de l'univers : Ces gens-là disent : « Le temps n'est pas encore venu de rebâtir la Maison du Seigneur ! » Or, voilà ce que dit le Seigneur par l'intermédiaire d'Aggée, le prophète : Et pour vous, est-ce bien le temps d'être installés dans vos maisons luxueuses, alors que ma Maison est en ruine ? Et maintenant, ainsi parle le Seigneur de l'univers : Rendez votre cœur attentif à vos chemins : Vous avez semé beaucoup, mais récolté peu ; vous mangez, mais sans être rassasiés ; vous buvez, mais sans être désaltérés ; vous vous habillez, mais sans vous réchauffer ; et le salarié met son salaire dans une bourse trouée. […] Allez dans la montagne, rapportez du bois pour rebâtir la maison de Dieu. Je prendrai plaisir à y demeurer, et j'y serai glorifié - déclare le Seigneur .

Une fois prononcée, la parole de Dieu redevient active et pertinente chaque fois qu'elle est à nouveau proclamée. Il ne s'agit pas d'une simple citation biblique. Nous sommes maintenant « ce peuple » auquel la Parole de Dieu est adressée. Quelles sont pour nous aujourd'hui « les maisons luxueuses » (certaines traductions disent : « lambrissées ») dans lesquelles nous sommes tentés de demeurer tranquilles ? Je vois trois maisons concentriques, l'une dans l'autre, d'où nous devons sortir pour gravir la montagne et reconstruire la maison de Dieu.

La première maison bien couverte, soignée et meublée, c'est mon « moi » : mon petit confort, ma gloire, ma position dans la société ou dans l'Église. C'est le mur le plus difficile à abattre, le mieux dissimilé. Il est si facile de confondre mon honneur avec celui de Dieu et de l'Église, l'attachement à mes idées avec l'attachement à la vérité pure et simple. Celui qui parle en ce moment ne pense pas faire exception. Nous sommes dans notre coquille, comme le ver à soie dans la sienne : autour, il y a toute la soie, mais si le ver à soie ne brise pas la coquille, il restera chenille et ne deviendra jamais un papillon qui vole.

Mais laissons ce sujet de côté, car nous avons de nombreuses occasions d'en entendre parler. La deuxième maison bien couverte dont nous devons sortir pour travailler à la « maison du Seigneur », c'est ma paroisse, mon ordre religieux, mon mouvement ou mon association ecclésiale, mon Église locale, mon diocèse... Ne nous méprenons pas. Malheur si nous n'avions aucun amour ni attachement à ces réalités particulières dans lesquelles le Seigneur nous a placés et dont nous sommes peut-être responsables.  Le mal est de les absolutiser, de ne voir rien d'autre en dehors d'elles, de ne s'intéresser qu'à elles, en critiquant et en méprisant ceux qui ne la partagent pas. De perdre de vue, en somme, la catholicité de l'Église. D’oublier, comme le dit souvent le Saint-Père, que « le tout est supérieur à la partie ». Nous sommes un seul corps, le corps du Christ, et dans le corps, dit Paul, « si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance . » Le Synode devrait également servir à cela : nous rendre conscients et participants des problèmes et des joies de toute l'Église catholique.

Mais venons-en à la troisième maison bien couverte. En sortir est d'autant plus difficile que, pendant des siècles, on nous a inculqué que ce serait péché et trahison. J’ai lu récemment, pendant la semaine de prière pour l'unité des chrétiens, le témoignage d'une femme catholique d'un pays à « religion mixte ». Lorsqu'elle était jeune, le prêtre de sa paroisse enseignait que le seul fait d'entrer physiquement dans une église protestante était un péché mortel. Et je suppose que l'on disait la même chose, de l'autre côté de la palissade, à propos de l'entrée dans une église catholique.

Je parle, bien sûr, de la troisième maison bien couverte qu'est la confession chrétienne particulière à laquelle nous appartenons, et je le fais en ayant encore en mémoire, tout frais, l'événement extraordinaire et prophétique de la réunion œcuménique qui a eu lieu au Sud-Soudan en février dernier. Nous sommes tous convaincus qu'une partie de la faiblesse de notre évangélisation et de notre action dans le monde est due à la division et à la lutte mutuelle entre chrétiens. On voit ce que Dieu dit, toujours dans notre Aggée :

« On attendait beaucoup, et voici qu'il y a peu ; ce que vous avez rapporté à la maison, j'ai soufflé dessus. À cause de quoi ? - oracle du Seigneur de l'univers. À cause de ma Maison qui est en ruine, quand chacun de vous s'agite pour sa propre maison . »

Jésus dit à Pierre : « Sur cette pierre, je bâtirai mon Église ». Il n'a pas dit : « Je bâtirai mes Églises ». Il doit y avoir un sens dans lequel ce que Jésus appelle « mon Église » englobe tous les croyants en lui et tous les baptisés. L'apôtre Paul a une formule qui pourrait remplir cette tâche d'englober tous ceux qui croient au Christ. Au début de la première lettre aux Corinthiens, il adresse sa salutation : « à tous ceux qui, en tout lieu, invoquent le nom de notre Seigneur Jésus Christ, leur Seigneur et le nôtre  ».

Nous ne pouvons certes pas nous satisfaire de cette unité si vaste, mais si vague. Et cela justifie l'engagement et la confrontation, y compris doctrinale, entre les Églises. Mais nous ne pouvons pas non plus mépriser et ignorer cette unité fondamentale qui consiste à invoquer le même Seigneur Jésus-Christ. Celui qui croit au Fils de Dieu croit aussi au Père et à l'Esprit Saint. Ce qui a été répété à plusieurs reprises est tout à fait vrai : « ce qui nous unit est plus important que ce qui nous divise ».

Dans les cas où nous ne pouvons que désapprouver l'usage qui est fait du nom de Jésus et la manière dont l'Évangile est annoncé, peut-être serons-nous aidés par ce que saint Paul dit de certains qui, en son temps, annonçaient l'Évangile « en intrigants, sans intention pure ». « Qu'importe ! » écrivait-il aux Philippiens, « De toute façon, que ce soit avec des arrière-pensées ou avec sincérité, le Christ est annoncé, et de cela je me réjouis  ». Sans oublier que les chrétiens d'autres confessions trouvent aussi chez nous, catholiques, des choses qu'ils ne peuvent pas approuver.

L'oracle d'Aggée sur le Temple reconstruit se termine par une promesse radieuse : « La gloire future de cette Maison surpassera la première - déclare le Seigneur de l'univers -, et dans ce lieu, je vous ferai don de la paix, - oracle du Seigneur de l'univers . » Nous n'osons pas dire qu'une telle prophétie se réalisera aussi pour nous et que la maison de Dieu qu'est l'Église du futur sera plus glorieuse que celle du passé que nous regrettons aujourd'hui ; nous pouvons cependant l'espérer et le demander à Dieu dans un esprit d'humilité et de repentance.

Les signes encourageants ne manquent pas : l'un des plus évidents est la recherche de l'unité entre les chrétiens. Dans un entretien avec un journaliste catholique, lors de son voyage de retour du Sud-Soudan, l'archevêque Justin Welby déclarait : « Lorsque nous voyons travailler ensemble des Églises qui, par le passé, étaient des ennemis déclarés, s’attaquaient et brûlaient les prêtres les unes des autres, se condamnant mutuellement dans les termes les plus violents ; lorsque cela se produit, cela signifie que quelque chose de spirituel se passe. Il y a une libération de l'Esprit de Dieu qui donne une grande espérance  ».

La prophétie d'Aggée que j'ai commentée, Vénérables Pères, frères et sœurs, est liée à un souvenir personnel et je vous demande pardon si j'ose le rappeler ici après que certains d’entre vous l’ont déjà écouté dans d’autres occasions. Je le fais avec la certitude que la parole prophétique revient libérer sa charge de confiance et d'espérance chaque fois qu'elle est proclamée et écoutée dans la foi.

Le jour où mon Supérieur général me permit de quitter l'enseignement à l'Université catholique pour me consacrer à plein temps à la prédication, il y avait, dans la Liturgie des Heures, la prophétie d'Aggée que j'ai commentée. Après avoir récité l'Office, je vins ici à Saint-Pierre. Je voulais prier l'Apôtre de bénir mon nouveau ministère. À un moment donné, alors que j'étais sur la Place, cette parole de Dieu me revint à l’esprit avec force. Je me tournai alors vers la fenêtre du Pape au Palais apostolique et je me mis à proclamer à haute voix : « Courage, Jean-Paul II, courage, cardinaux, évêques et tout le peuple de l'Église ; et au travail car je suis avec vous, dit le Seigneur ». C'était facile à faire parce qu'il pleuvait et qu'il n'y avait personne à l’entour.

Sauf que quelques mois plus tard, en 1980, je fus nommé Prédicateur de la Maison Pontificale et me retrouvai en présence du Pape pour entamer mon premier Carême. Cette parole revint résonner en moi, non pas comme une citation et un souvenir, mais comme une parole vivante pour ce moment précis. Je racontai ce que j'avais fait ce jour-là sur la place Saint-Pierre. Puis je me tournai vers le Pape, qui suivait alors la prédication depuis une chapelle latérale, et je redis avec force les paroles d'Aggée : « Courage, Jean-Paul II, courage, vous, cardinaux, évêques et peuple de Dieu ; et au travail, car je suis avec vous, dit le Seigneur. Mon Esprit sera avec vous ». Et il me sembla, à voir son visage, que la parole donnait ce qu'elle promettait, c’est-à-dire du courage (même si Jean-Paul II était la dernière personne au monde à qui l'on devait recommander d'avoir du courage !).

Aujourd'hui, j'ose proclamer à nouveau cette Parole, sachant qu'il ne s'agit pas d'une simple citation, mais d'une parole toujours vivante qui revient faire chaque fois ce qu'elle promet. Courage donc, pape François ! Courage, frères cardinaux, évêques, prêtres et fidèles de l'Église catholique et au travail, car je suis avec vous, dit le Seigneur. Mon Esprit sera avec vous !

Je vous souhaite à tous une Sainte Pâque de paix et d'espérance.

Revoir la 5e prédication de Carême du cardinal Raniero Cantalamessa

Prédication du 24 mars 2023

MYSTERIUM FIDEI !

Réflexions sur la liturgie

Quatrième prédication de Carême 2023

Après celles sur l'évangélisation et sur la théologie, je voudrais vous proposer aujourd'hui quelques réflexions sur la liturgie et le culte de l'Église, toujours dans l'intention d'apporter une contribution - aussi modeste et indirecte soit-elle - aux travaux du Synode. La liturgie est le point d'arrivée, c’est-à-dire ce vers quoi tend l'évangélisation. Dans la parabole de l'Évangile, les serviteurs sont envoyés sur les routes et aux croisées des chemins pour inviter tous les hommes au banquet. L'Église est la salle du banquet et l'Eucharistie, « le repas du Seigneur  » qui y est préparé.

Nous partons, pour notre réflexion, d'une parole de la Lettre aux Hébreux : pour s'avancer vers Dieu - dit-elle - il faut d'abord « croire qu'il existe  ». Mais avant même de croire qu'il existe (ce qui manifeste déjà qu’on s’en est approché), il est nécessaire d'avoir au moins « eu vent » de son existence. C'est ce que nous appelons le sens du sacré et ce qu'un auteur célèbre appelle le « numineux », le qualifiant de « mystère immense et fascinant  ». Saint Augustin a étonnamment anticipé cette découverte de la phénoménologie religieuse moderne. S'adressant à Dieu dans les Confessions, il dit : « Dès que je pus vous découvrir […] je frissonnais d’amour et d’horreur : contremui amore et orrore  ». Et encore : « elle me glace d’épouvante, et m’embrase d’amour (et inhorresco et inardesco) : épouvante, en tant que je suis si loin ; amour, en tant que je suis plus près . »

Si le sens du sacré venait à manquer, viendrait à manquer aussi le terreau ou le climat dans lequel s'épanouit l'acte de foi. Charles Péguy a écrit que « l'effrayante rareté et l'indigence du sacré sont la marque profonde du monde moderne ». Si le sens du sacré a chuté, il en est resté cependant le regret de ce que quelqu'un a appelé, de manière séculaire, la « nostalgie du totalement autre » (Max Horkheimer).

Plus que quiconque, les jeunes ressentent ce besoin d'être transportés hors de la banalité du quotidien, de s'évader, et ils ont inventé leurs propres moyens de satisfaire ce besoin. Les spécialistes de la psychologie de masse ont observé que les jeunes qui participèrent à des concerts de rock célèbres - comme ceux des Beatles, d'Elvis Presley ou le festival de Woodstock en 1969 - furent transportés hors de leur monde quotidien et projetés dans une dimension qui leur donnait l'impression de quelque chose de transcendant et de sacré.

Il n'en va pas différemment pour ceux qui assistent aujourd'hui à des méga-rassemblements de chanteurs et de groupes. Le fait d’être très nombreux et de vibrer à l'unisson d'une foule amplifie leur émotion à l’infini. On a le sentiment de faire partie d'une réalité différente, supérieure, qui donne lieu à une sorte de « dévotion ». Le terme « fan » (abréviation de fanatic, c’est-à-dire fanatique) est l'équivalent sécularisé de « dévot ». La qualification d' « idoles » donnée à leurs chanteurs favoris correspond profondément à la réalité.

Ces rassemblements de masse peuvent avoir leur valeur artistique et véhiculer parfois des messages nobles et positifs, comme la paix et l'amour. Ce sont des « liturgies », au sens premier et profane du terme, c'est-à-dire des spectacles offerts au public, par devoir ou pour en attirer les faveurs. Mais elles n'ont rien à voir avec l'expérience authentique du sacré. Dans le titre « Divine Liturgie », on a ajouté l'adjectif divin précisément pour la distinguer des liturgies humaines. Il y a une différence qualitative entre les deux.

Essayons de voir par quels moyens l'Église peut être, pour les hommes d'aujourd'hui, le lieu privilégié d'une véritable expérience de Dieu et du transcendant. La première occasion à laquelle nous pensons, également en raison de la similitude extérieure, ce sont les grands rassemblements promus par les différentes Églises chrétiennes. Pensons, par exemple, aux Journées Mondiales de la Jeunesse et aux innombrables événements - congrès, conventions et rassemblements - auxquels participent des dizaines (parfois des centaines) de milliers de personnes dans le monde entier. On ne compte pas le nombre de personnes pour qui ces événements ont été l'occasion d'une expérience forte de Dieu et le début d'une relation nouvelle et personnelle avec le Christ.

Ce qui fait la différence entre ce type de rencontres de masse et celles décrites ci-dessus, c'est qu'ici le protagoniste n'est pas une personnalité humaine, mais Dieu. Le sens du sacré que l'on y expérimente est le seul vraiment authentique, et non un succédané, car il est suscité par le Saint des Saints et non par une « idole ».

Il s'agit toutefois d'événements extraordinaires, auxquels tout le monde ne peut pas toujours participer. L'occasion par excellence et la plus courante, pour faire l'expérience du sacré dans l'Église, c’est la liturgie. La liturgie catholique s'est transformée en peu de temps, passant d'une action à forte empreinte sacrale et sacerdotale à une action plus communautaire et participative, où tout le peuple de Dieu joue son rôle, chacun avec son propre ministère.

Je voudrais essayer de dire comment je vois et comment je m’explique ce changement. Il ne s'agit en aucun cas de s'ériger en juge du passé, mais de mieux comprendre le présent. Le présent de l'Église n'est jamais une négation du passé, mais un enrichissement de celui-ci ; ou, comme dans le cas présent, un dépassement du passé récent pour retrouver le passé plus ancien et originel.

Dans l'évolution de l'Église comprise comme peuple, il se passe quelque chose de semblable à ce qui se passe avec l'Église comprise comme bâtiment. Nous pensons à certaines basiliques et cathédrales célèbres : combien de transformations architecturales au cours des siècles pour répondre aux besoins et aux goûts de chaque époque ! Mais c’est toujours la même Église, dédiée au même saint. S'il y a bien une tendance générale à l'époque moderne, c'est de restaurer ces édifices - chaque fois que c'est possible et que cela en vaut la peine - en leur redonnant leur structure et leur style d'origine. La même tendance est en cours pour l'Église en tant que peuple de Dieu et en particulier pour sa liturgie. Le Concile Vatican II en a été un moment décisif, mais pas un début absolu. Il a recueilli les fruits de nombreux travaux antérieurs.

Il ne s'agit certes pas d'entrer ici dans l'histoire séculaire de la liturgie - d'autres l'ont fait, et du point de vue qui nous intéresse . Je voudrais simplement souligner l'évolution qui concerne le sens du sacré. Au début de l'Église et pendant les trois premiers siècles, la liturgie est bien une « liturgie », c'est-à-dire une action du peuple (la racine laos, peuple, est parmi les composantes étymologiques de leitourgia). À partir de saint Justin, de la Traditio Apostolica de saint Hippolyte et autres sources de l'époque, nous obtenons une vision de la Messe certainement plus proche de la vision réformée d'aujourd'hui que de celle des siècles passés. Que s'est-il passé depuis lors ? La réponse se trouve dans un mot que nous ne pouvons pas éviter, même s'il est sujet à des abus : la cléricalisation ! Dans aucun autre domaine, elle n'a agi de manière plus visible que dans la liturgie.

Le culte chrétien, et en particulier le sacrifice eucharistique, est rapidement passé, en Orient comme en Occident, d'une action du peuple à une action du clergé. Pendant des siècles et des siècles, la partie centrale de la Messe, le Canon, était prononcé en latin par le prêtre à voix basse, derrière un rideau ou un mur (un temple dans le temple !), hors de la vue et de l'écoute du peuple. Le célébrant n'élevait la voix qu'aux derniers mots du Canon : "Per omnia saecula saeculorum", et le peuple répondait « Amen ! » à ce qu'il n'avait pas entendu, et encore moins compris. Le seul contact avec l'Eucharistie, annoncé par la sonnerie des cloches ou des carillons, était le moment de l'élévation de l'Hostie. Il y a là un retour évident à ce qui se passait dans le culte de l'Ancien Testament, lorsque le Grand-Prêtre entrait dans le Sancta sanctorum, avec l'encens et le sang des victimes, et que le peuple se tenait à l'extérieur, tremblant, envahi par le sens de la majesté et de l'inaccessibilité de Dieu.

Le sens du sacré est ici très fort, mais après le Christ, est-il juste et authentique ? C’est là la question cruciale. La Lettre aux Hébreux dit : « Vous n'êtes pas venus vers […] le feu […] l'obscurité, les ténèbres ni l'ouragan, pas de son de trompettes ni de paroles prononcées  […] Le spectacle était si effrayant que Moïse dit : Je suis effrayé et tremblant . Vous êtes venus vers Jésus, le médiateur d'une alliance nouvelle, et vers le sang de l'aspersion, son sang qui parle plus fort que celui d'Abel . » Le Christ a pénétré au-delà du voile et n'a pas refermé la brèche derrière lui .

Le sacré a changé sa façon de se manifester : non plus comme un mystère de majesté et de puissance, mais comme une capacité infinie d'effacement, de dissimulation. Après la consécration, le célébrant dit ou chante : « Il est grand le mystère de la foi ! » Certains d'entre nous, parmi les plus anciens, se souviendront que cette exclamation se trouvait même insérée au milieu de la formule de consécration du vin : "Hic est enim calix sanguinis mei, novi et aeterni testamenti - Mysterium fidei ! - qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum". Comme si l'Eglise s'arrêtait, à mi-parcours, étonnée de ce qu'elle était en train de dire !

La réforme a bien fait, bien sûr, de déplacer cette exclamation à la fin de la consécration, mais nous ne devrions pas perdre le sens de l'étonnement contenu dans cette exclamation et surtout comprendre quelle doit être la véritable raison de notre étonnement. Elle doit être du même ordre que celle que nous lisons dans les chants du serviteur de l’Éternel :

Il étonnera de même une multitude de nations ;
devant lui les rois resteront bouche bée,
car ils verront ce que, jamais, on ne leur avait dit,
ils découvriront ce dont ils n'avaient jamais entendu parler .

Admiration et émerveillement, oui, mais devant quoi ? Non pas la majesté, mais l'humiliation du Serviteur ! François d'Assise était bien de ceux qui éprouvaient ce sentiment aigu : « Que tout homme craigne » – écrivait-il dans une lettre à tout son Ordre – « que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre ! » Mais « craindre et trembler » pour quoi ? Écoutons ce qui suit : « O humilité sublime, O humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu . »

Il s'agit seulement de ne pas gaspiller cette opportunité qu’offre la liturgie renouvelée avec des improvisations arbitraires et bizarres, et de garder la sobriété et la sérénité nécessaires, même lorsque la Messe est célébrée dans des situations et des contextes particuliers.

Dans toutes les prières eucharistiques passées et présentes, l'invitation qui suit immédiatement la consécration est toujours de se souvenir : "Unde et memores", « faisant donc mémoire ». C'est la réponse au commandement de Jésus : « Faites ceci en mémoire de moi ! »  Mais de lui, de quoi devons-nous surtout nous souvenir ? « Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur . »

Essayons d'aller une fois au-delà des mots, ou plutôt de donner aux mots un contenu existentiel et pas seulement rituel. Revenons au moment où Jésus les a prononcés ; cherchons - dans la mesure où les récits évangéliques nous permettent de le savoir - à saisir dans quelles conditions intérieures cette parole « Faites ceci en mémoire de moi » est sortie de la bouche du Rédempteur. Il voit clairement vers quoi il s'avance. Plusieurs fois il en a parlé, mais comme de loin. Le moment est maintenant venu ; il n'y a même plus de temps pour atténuer l'angoisse. Les paroles : « Ceci est la coupe de mon sang » ne laissent aucun doute. C'est quelqu'un qui va à la mort, et à une mort atroce. "Qui pridie quam pateretur" : « la veille de sa passion »....

Et que se passe-t-il autour de lui ? Les apôtres trouvent le moyen de se disputer à nouveau pour savoir qui est le plus grand , comme des frères qui se querellent pour se partager l'héritage autour du lit de mort de leur père. L'un d'eux, dans quelques heures, le vendra pour trente deniers : "In qua nocte tradebatur" : la nuit où il était livré. C'est dans ces conditions qu'il institue le sacrement par lequel il s'engage à rester avec les siens jusqu'à la fin du monde. Où trouver un mystère plus « immense et fascinant » que celui-là ? Le jour où le Seigneur nous permettra, ne serait-ce qu'un instant, de jeter un regard au fond de cet abîme d'amour et de douleur, je crois que nous ne pourrons plus vivre comme avant. Cela explique pourquoi le Père Pio de Pietrelcina semblait peiner pendant la Messe et ne pas pouvoir terminer la consécration.

Mais nous devons maintenant achever notre relecture de la Messe. Elle n'est pas seulement constituée du Canon avec la consécration, il y a aussi la Liturgie de la Parole et la Communion. Nous avons à notre disposition des moyens que nous n'avions pas dans le passé, pour mettre en valeur la Liturgie de la Parole et en faire aussi l'occasion d'une expérience du sacré. Grâce au chemin que l'Église a parcouru entre-temps dans de nombreux domaines, nous avons un accès nouveau, plus direct, à la Parole de Dieu. Elle peut résonner avec plus de richesse et d'intelligence que par le passé.

La liturgie d'aujourd'hui est très riche en Parole de Dieu, sagement disposée, selon l'ordre de l'histoire du salut, dans un cadre de rites souvent restaurés dans la linéarité et la simplicité des origines. Nous devons tirer le meilleur parti de ces moyens. Rien ne peut toucher plus profondément le cœur de l'homme et lui faire sentir la réalité transcendante de Dieu qu'une Parole vivante de Dieu, La liturgie d'aujourd'hui est très riche en Parole de Dieu, sagement disposée, selon l'ordre de l'histoire du salut, dans un cadre de rites souvent restaurés dans la linéarité et la simplicité des origines. Nous devons tirer le meilleur parti de ces moyens. Rien ne peut toucher plus profondément le cœur de l'homme et lui faire sentir la réalité transcendante de Dieu qu'une Parole vivante de Dieu, proclamée avec foi, au cours de la liturgie et qui touche la vie. La foi - dit saint Paul – naît de ce que l’on écoute, c’est-à-dire de la parole du Christ : Fides ex auditu .

Certaines paroles de Jésus, peut-être entendues un peu plus tôt dans l'Évangile du jour, reviennent résonner dans le cœur au moment de la consécration, comme si elles étaient prononcées à nouveau par leur auteur vivant et réellement présent sur l'autel. Je me souviendrai toujours du moment où, après avoir commenté dans l'Évangile les paroles de Jésus : « Il y a ici bien plus que Jonas, […] il y a ici bien plus que Salomon  », en me relevant de ma génuflexion après la consécration, je m’exclamai intérieurement, convaincu et plein d'étonnement : « Il y a ici bien plus que Salomon ! »

La lecture de l'Ancien Testament, qui fait pendant avec le passage de l'Évangile, libère également des significations nouvelles et éclairantes. Dans le passage de la figure à la réalité, l'esprit - disait saint Augustin - s'illumine comme « une torche en mouvement  ». Comme aux deux disciples d'Emmaüs, Jésus continue à nous expliquer « dans toute l’Écriture, ce qui le concernait  ».

Et puis, disais-je, la Communion. Comment la liturgie peut-elle faire, de ce moment aussi, l'occasion d'une expérience du sacré, non seulement au niveau individuel, mais aussi communautaire ? Je dirais, avec le silence. Il y a deux sortes de silence : un silence que nous pouvons appeler ascétique et un silence mystique. Un silence par lequel la créature cherche à s'élever jusqu'à Dieu, et un silence provoqué par Dieu qui se fait proche de la créature. Le silence qui suit la Communion est un silence mystique, comme celui que l’on observe dans les théophanies de l'Ancien Testament. Après la Communion, nous devrions nous redire les paroles du prophète Sophonie (1, 7) : « Silence devant le Seigneur Dieu ! » Il ne devrait jamais manquer un moment, même bref, de silence absolu après la Communion.

La tradition catholique a ressenti le besoin de prolonger et de donner plus d'espace à ce moment de contact personnel avec le Christ eucharistique et a développé au cours des siècles, surtout à partir du XIIIème siècle, le culte de l'Eucharistie en dehors de la Messe. Il ne s'agit pas d'un culte à part, détaché et indépendant du sacrement, mais il s’agit de continuer à « faire mémoire » du Christ, de ses mystères et de ses paroles, une manière de « recevoir » Jésus toujours plus profondément dans notre vie. Une manière d'intérioriser le mystère reçu. L'adoration eucharistique est le signe le plus clair que l'humilité du Christ et son abaissement dans l'Eucharistie ne nous font pas oublier que nous sommes en présence du « Très Saint », de celui qui, avec le Père et le Saint-Esprit, a créé le ciel et la terre.

Là où l’adoration eucharistique est pratiquée - par les paroisses, les individus et les communautés - ses fruits sont visibles, même comme moment d'évangélisation. Une église pleine de fidèles dans un silence parfait, pendant une heure d'adoration devant le Saint-Sacrement exposé, ferait dire à quiconque entrerait à ce moment-là : « Dieu se trouve là ! » Je me souviens du commentaire d'un non-catholique, à la fin d'une heure d'adoration eucharistique silencieuse, dans une grande église paroissiale des États-Unis, remplie de fidèles : « Maintenant je comprends », dit-il à un ami, « ce que vous, les catholiques, vous voulez dire quand vous parlez de "présence réelle" ! »

S'il y a une raison pour laquelle je regrette le latin, c'est qu'avec sa disparition disparaissent certaines hymnes nées pour ces moments et qui ont servi à des générations de croyants de toutes langues pour exprimer leur chaleureuse dévotion au Jésus de l'Eucharistie : l'Adoro te devote, l'Ave verum, le Panis angelicus. Ils ne survivent aujourd'hui presque que grâce à la musique que des artistes célèbres ont écrite pour eux.

Nous, « auxiliaires du Christ et intendants des mystères de Dieu  » et, de différentes manières, tout fidèle impliqué dans le culte de l'Église, nous pourrions nous sentir écrasés et impuissants devant une tâche aussi sublime. Nous en avions toutes les raisons. Comment aider les gens aujourd'hui à faire une expérience du sacré et du surnaturel dans la liturgie, nous qui connaissons en nous-mêmes toute la pesanteur de la chair et sa nature réfractaire à l'esprit ? Là aussi, la réponse est toujours la même : « Vous recevrez la force de l'Esprit Saint ! » Lui que l’on définit comme « l'âme de l'Église », est aussi l'âme de sa liturgie, la lumière et la force des rites.

C'est un cadeau que la réforme liturgique de Vatican II ait placé l'épiclèse - c'est-à-dire l'invocation de l'Esprit Saint - au cœur de la Messe : d'abord sur le pain et sur le vin, puis sur tout le corps mystique de l'Église. J'ai un grand respect pour la vénérable prière eucharistique du Canon Romain et j'aime l’employer encore parfois, puisque c'est avec elle que j'ai été ordonné prêtre. Je ne peux cependant qu’y constater avec regret l'absence totale de l'Esprit Saint. Au lieu de l'épiclèse consécratoire sur le pain et sur le vin, nous y trouvons la formule générique : « Sanctifie cette offrande par la puissance de ta bénédiction... »

C'était là aussi une triste conséquence de la polémique entre l'Orient et l’Occident. Autrefois, cela nous a poussés, nous les Latins, à mettre entre parenthèses le rôle de l'Esprit Saint pour attribuer toute l'efficacité aux paroles de l'institution, et cela a poussé les Grecs à mettre entre parenthèses les paroles de l'institution pour attribuer toute l'efficacité à l'action du Saint-Esprit. Comme si le mystère s'accomplissait par une sorte de réaction chimique dont on peut déterminer le moment exact.

Il est, toutefois, une perle que le Canon Romain a transmise de génération en génération et que la réforme liturgique a justement conservée et insérée dans toutes les nouvelles prières eucharistiques : il s'agit précisément de la doxologie finale :  « Par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l'unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire pour les siècles des siècles » : Per ipsum, cum ipso et in ipso est tibi, Deo Patri omnipotenti, in unitate Spiritus Sancti, omnis honor et gloria per omnia saecula saeculorum.

Cette formule exprime une vérité fondamentale que saint Basile a formulée dans le premier traité écrit sur l'Esprit Saint. « Dans l'ordre de l'être, ou de la sortie des créatures de Dieu », écrit-il, « tout part du Père, passe par le Fils et vient à nous dans l'Esprit ; dans l'ordre de la connaissance, ou du retour des créatures à Dieu, tout commence avec l'Esprit Saint, passe par le Fils Jésus-Christ et retourne au Père  ». La liturgie étant le moment par excellence du retour des créatures à Dieu, tout en elle doit partir et prendre son élan de l'Esprit Saint.

L'ancien missel contenait toute une série de prières que le prêtre devait réciter pour se préparer à la Messe. Aujourd'hui, nous ne pourrions pas mieux nous préparer à la célébration que par une courte mais intense prière à l'Esprit Saint, afin qu'il renouvelle en nous l'onction sacerdotale et mette dans nos cœurs le même élan qu'il a mis dans le cœur du Christ de nous offrir au Père en sacrifice de bonne odeur. L'épître aux Hébreux dit que Jésus, « poussé par l'Esprit éternel, s'est offert lui-même à Dieu comme une victime sans défaut  ». Prions afin que ce qui s'est passé dans la Tête puisse aussi se réaliser en nous, membres de son Corps.

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Traduit en Française par Cathy Brenti de la Communauté des Bèatitudes.

 

Revoir la 4e prédication de Carême du cardinal Raniero Cantalamessa

Prédication du 17 mars 2023

« DIEU EST AMOUR ! »

Troisième Prédication, Carême 2023

Nous avons besoin de la théologie !
Pour votre consolation et la mienne, Saint-Père, Vénérés pères, frères et sœurs, cette méditation sera entièrement et uniquement centrée sur Dieu. La théologie - c'est-à-dire le discours sur Dieu - ne peut rester étrangère à la réalité du Synode, de même qu’elle ne peut rester étrangère à aucun autre moment de la vie de l'Église. Sans la théologie, la foi deviendrait aisément une répétition morte ; il manquerait l'instrument principal de son inculturation.

Pour accomplir cette tâche, la théologie a elle-même besoin d'un renouveau profond. Ce dont le peuple de Dieu a besoin, c'est d'une théologie qui ne parle pas de Dieu toujours et uniquement « à la troisième personne », avec des catégories souvent empruntées au système philosophique du moment, incompréhensibles en dehors du cercle étroit des « initiés ». Il est écrit que « le Verbe s'est fait chair », mais en théologie, le Verbe ne s'est souvent fait qu'idée ! Karl Barth augurait l'avènement d'une théologie « capable d’être prêchée », mais il me semble que ce souhait est encore loin d'être réalisé. Saint Paul écrit :

« L'Esprit scrute le fond de toutes choses, même les profondeurs de Dieu. […] Personne ne connaît ce qu'il y a en Dieu, sinon l'Esprit de Dieu. Or nous, ce n'est pas l'esprit du monde que nous avons reçu, mais l'Esprit qui vient de Dieu, et ainsi nous avons conscience des dons que Dieu nous a accordés. »

Mais où trouver désormais une théologie qui s'appuie sur l'Esprit Saint, plutôt que sur des catégories de sagesse humaine, pour connaître « les profondeurs de Dieu » ? Dans ce but, il faut recourir à des matières dites « optionnelles » : à la « Théologie spirituelle », ou à la « Théologie pastorale ».  Henri de Lubac écrivait : « Le ministère de la prédication n’est pas la vulgarisation d’un enseignement doctrinal à forme plus abstraite, qui lui serait antérieur et supérieur : il est, sous sa forme la plus haute, l’enseignement doctrinal lui-même. Cela était vrai de la première prédication chrétienne, celle des apôtres ; cela l’est également de ceux qui leur succèdent dans l’Eglise : les Pères, les Docteurs et nos Pasteurs à l’heure actuelle ».

Je suis convaincu qu'il n’y a aucun contenu de foi - aussi élevé soit-il – que l’on ne puisse rendre compréhensible à toute intelligence ouverte à la vérité. S'il y a une chose que nous pouvons apprendre des Pères de l'Église, c'est que l'on peut être profond sans être obscur. Saint Grégoire le Grand dit que l'Écriture Sainte est « un fleuve immense, aux grandes profondeurs et aux rives basses, où l’éléphant peut nager et l’agneau barboter  ». La théologie devrait s'inspirer de ce modèle. Chacun devrait pouvoir y trouver son compte : le simple, sa nourriture, et le savant, une doctrine raffinée pour son palais. Sans compter que ce qui reste caché « aux sages et aux savants » est souvent révélé aux « tout-petits  ».

Mais je m'excuse de trahir ma promesse initiale. Ce n'est pas un discours sur le renouveau de la théologie que j'entends faire ici. Je ne pourrais le faire à aucun titre. Je voudrais plutôt montrer comment la théologie, comprise dans le sens mentionné, peut contribuer à présenter le message de l'Évangile de manière significative à l’homme d'aujourd'hui et à donner un nouveau souffle à notre foi et à notre prière.

La plus belle nouvelle que l'Église a pour tâche de faire résonner dans le monde, celle que tout cœur humain attend d'entendre, c'est : « Dieu t'aime ! » Cette certitude doit défaire et remplacer celle que nous portons en nous depuis toujours : « Dieu te juge ! » L'affirmation solennelle de Jean : « Dieu est amour » doit accompagner, comme une note de fond, toute annonce chrétienne, même lorsqu'elle doit nous rappeler, comme le fait l'Évangile, les exigences pratiques de cet amour.

Lorsque nous invoquons l'Esprit Saint – comme actuellement à l'occasion du Synode - nous pensons avant tout à l'Esprit Saint comme lumière qui nous éclaire sur les situations et nous suggère les justes solutions. Nous pensons moins à l'Esprit Saint comme amour, alors que c'est la première et la plus essentielle opération de l'Esprit dont l'Église a besoin. Seule la charité édifie ; la connaissance - même théologique, juridique et ecclésiastique - ne fait souvent que gonfler et diviser. Si nous nous demandons pourquoi nous sommes si avides de connaître (et aujourd'hui si excités à la perspective de l'intelligence artificielle !) et si peu au contraire soucieux d'aimer, la réponse est simple : c'est que la connaissance se traduit en pouvoir, l'amour en service !

Henri de Lubac, encore lui, écrit : « Il faut que le monde le sache : la révélation de l’Amour bouleverse tout ce qu’il avait conçu de la divinité  ». Aujourd'hui encore, nous n'avons pas fini (et nous ne finirons jamais) de tirer toutes les conséquences de la révolution évangélique sur le Dieu amour. Dans cette méditation, je voudrais montrer comment, à partir de la révélation de Dieu comme amour, les principaux mystères de notre foi - la Trinité, l'Incarnation et la Passion du Christ - s'éclairent d'une lumière nouvelle et comme il devient plus facile de les faire comprendre aux hommes. Lorsque saint Paul définit les ministres du Christ comme « dispensateurs des mystères de Dieu » (1 Co 4, 1), il entend ces mystères de la foi, il ne se réfère pas aux rites ni même principalement aux sacrements.

Pourquoi la Trinité

Commençons par le mystère de la Trinité : pourquoi, nous, les chrétiens croyons-nous que Dieu est un et trine ? Il m'est arrivé plus d'une fois de prêcher la parole de Dieu à des chrétiens vivant dans des pays à majorité islamique, où il y a cependant une relative tolérance et une possibilité de dialogue, comme c'est le cas dans les Émirats Arabes. Il s'agit de personnes, pour la plupart immigrées, employées comme ouvriers. Elles m'ont parfois demandé ce qu'il fallait répondre à la question qui leur est posée sur leur lieu de travail : « Pourquoi vous, les chrétiens, vous dites-vous monothéistes, si vous ne croyez pas en un seul et unique Dieu ? »

Je dis ce que je leur ai conseillé de répondre, parce que c'est là l'explication que nous devrions nous donner à nous-mêmes, et à ceux qui nous posent cette même question. Nous croyons en un Dieu un et trine parce que nous croyons que Dieu est amour. Tout amour est l’amour de quelqu'un, ou de quelque chose ; il ‘existe pas un amour « vide », sans objet, tout comme il n’y a pas de connaissance qui ne soit connaissance de quelqu'un ou de quelque chose.

Qui aime Dieu au point d'être défini comme amour ? L'univers ? L'humanité ?  Mais alors il n’est amour que depuis quelque dizaine de milliards d'années, depuis que l'univers physique et l'humanité existent. Auparavant, qui aimait Dieu pour être l'amour, puisque Dieu ne peut pas changer et commencer à être ce qu'il n'était pas auparavant ? Les philosophes grecs, concevant Dieu avant tout comme « pensée », pouvaient répondre, comme le fait Aristote dans sa Métaphysique : Dieu se pensait lui-même, il était « pure pensée », « pensée de pensée  ».  Mais cela n'est plus possible, dès lors que l'on dit que Dieu est amour, car le « pur amour de soi » ne serait qu'égoïsme ou narcissisme.

Et voici la réponse de la révélation, définie lors du Concile de Nicée en 325. Dieu est amour depuis toujours, ab aeterno, parce qu'avant même qu'il y eût à aimer un objet extérieur à lui, il avait en lui le Verbe, « le Fils unique » qui aimait d'un amour infini qui est l'Esprit Saint.

Tout cela n'explique pas comment l'unité peut être en même temps trinité, mystère que nous ne pouvons pas connaître parce qu'il ne se produit qu'en Dieu. Mais il nous aide à comprendre pourquoi, en Dieu, l'unité doit aussi être communion et pluralité. Dieu est amour, il est donc Trinité ! Un Dieu qui serait pure connaissance ou pure loi, ou puissance absolue, n'aurait certainement pas besoin d'être trine. Cela compliquerait en effet les choses. Aucun triumvirat ni aucune dyarchie n'ont jamais duré longtemps dans l'histoire !

Les chrétiens aussi croient donc à l'unité de Dieu et sont donc monothéistes ; une unité, cependant, non pas mathématique et numérique, mais d'amour et de communion. S'il y a quelque chose que l'expérience de l'annonce montre être encore capable d'aider les gens aujourd'hui, sinon à expliquer, du moins à se faire une idée de la Trinité, c'est précisément, je le répète, ce qui s'articule autour de l'amour. Dieu est « acte pur » et cet acte est un acte d'amour, d'où émergent, simultanément et ab aeterno, un aimant, un aimé et l'amour qui les unit.

Le mystère des mystères n'est pas, si l’on y réfléchit bien, la Trinité, mais de comprendre ce qu'est en réalité l'amour ! Puisqu'il s'agit de l'essence même de Dieu, il ne nous sera pas donné de comprendre pleinement ce qu'est l'amour, même dans la vie éternelle. Il nous sera cependant donné quelque chose de mieux que de le connaître, qui est de le posséder et d'en être éternellement rassasiés. On ne peut pas embrasser l'océan, mais on peut y entrer !

Pourquoi l'incarnation ?

Passons à l'autre grand mystère à croire et à annoncer au monde : l'Incarnation du Verbe. À la lumière de la révélation de Dieu comme amour, elle aussi, nous le verrons, prend une nouvelle dimension. Je m’excuse si, dans cette partie, je vous demande un effort d'attention plus grand que celui qu'on devrait habituellement demander aux auditeurs dans une communication orale, mais je crois que l'effort en vaut la peine au moins une fois dans la vie.

Nous repartirons de la célèbre question de saint Anselme (1033-1109) : « Pourquoi Dieu s'est-il fait homme ? Cur Deus homo ? » On connaît bien sa réponse. C'est parce que seul celui qui était à la fois homme et Dieu pouvait nous racheter du péché. En effet, en tant qu'homme, il pouvait représenter toute l'humanité et, en tant que Dieu, ce qu'il faisait avait une valeur infinie, proportionnelle à la dette que l'homme avait contractée envers Dieu en péchant.

La réponse de saint Anselme est éternellement valable, mais elle n'est pas la seule possible, ni entièrement satisfaisante. Dans le credo, nous professons que le Fils de Dieu s'est fait chair « pour nous les hommes et pour notre salut », mais notre salut ne se limite pas à la seule rémission des péchés, et encore moins d'un péché particulier, le péché originel. Il reste donc de la place pour un approfondissement de la foi.

C'est ce que cherche à faire le bienheureux Duns Scot (1265-1308).  Dieu - dit-il - s'est fait homme parce que tel était le projet divin originel, antérieur à la chute : c'est-à-dire que le monde - créé « par le Christ et pour lui  » - trouve en lui, « dans la plénitude des temps », son couronnement et sa récapitulation .

« Dieu », écrit Scot, « s'aime d'abord lui-même » ; ensuite « il veut être aimé par quelqu'un qui l'aime à un degré suprême en dehors de lui-même » ; c'est pourquoi « il prévoit l'union avec la nature, qui devait l'aimer à un degré suprême ». Cet aimant parfait ne pouvait être aucune créature, étant finie, mais seul le Verbe éternel qui se serait donc incarné « même si personne n'avait péché  ». Le péché d'Adam n’a pas déterminé le fait même de l'incarnation, mais uniquement son mode d'expiation par la passion et la mort.

Au début de tout cela, il y a encore malheureusement chez Scot, comme on le voit, un Dieu à aimer plutôt qu'un Dieu qui aime. C'est un résidu de la vision philosophique du Dieu « moteur immobile », qui peut être aimé, mais ne peut pas aimer. « Dieu », écrivait Aristote, « fait bouger le monde en tant qu’il est aimé », c'est-à-dire en tant  qu’objet de l’'amour, et non parce qu’il aime le monde . Conformément à la conception occidentale de la Trinité, Scot place la nature divine, et non la personne du Père, au début du discours sur Dieu. Et la nature, contrairement à la personne, n'est pas un sujet qui aime ! En cela, nos frères orthodoxes, héritiers des Pères grecs, ont vu plus juste que nous, les latins.

Sur ce point, l'Écriture nous appelle tous, je crois, à faire un pas en avant aujourd'hui, même par rapport à Scot, toujours conscients cependant que nos affirmations sur Dieu ne sont que de faibles signes tracés du doigt à la surface de l'océan. Dieu le Père décide de l'incarnation du Verbe non pas parce qu'il veut avoir quelqu'un d'extérieur à lui qui l’aime d'une manière digne de lui, mais parce qu'il veut avoir quelqu'un d'extérieur à lui à aimer d'une manière digne de lui ! Non pour recevoir l'amour, mais pour le répandre. En présentant Jésus au monde, au Baptême et à la Transfiguration, le Père du ciel dit : « Celui-ci est mon Fils, l’aimé » ; il ne dit pas : « l’aimant », mais « l’aimé ».

Seul le Père, dans la Trinité (et dans tout l'univers !), n'a pas besoin d'être aimé pour exister ; il a seulement besoin d'aimer. C'est ce qui garantit le rôle du Père comme unique source et origine de la Trinité, tout en maintenant en même temps la parfaite égalité de nature entre les trois personnes divines. À l'origine de tout cela, il y a la fulgurante intuition d'Augustin et de l'école à qui il a donné naissance. Il définit le Père comme l'aimant, le Fils comme l'aimé et le Saint-Esprit comme l'amour qui les unit . En cela, nous, les Latins, avons aussi quelque chose de précieux et d'essentiel à offrir pour une synthèse œcuménique. Grâce à Dieu, une pleine réconciliation entre les deux théologies ne semble plus si difficile et si lointaine, ce qui marquerait un pas en avant décisif vers l’unité des Eglises.

Pourquoi la passion ?

Nous en arrivons maintenant au troisième grand mystère : la passion du Christ que nous nous apprêtons à célébrer à Pâques. Voyons comment, à partir de la révélation de Dieu comme amour, il est lui aussi éclairé d'une lumière nouvelle. « Par ses blessures, nous sommes guéris » : par ces paroles, dite du Serviteur de Dieu , la foi de l'Église a exprimé la signification salvifique de la mort du Christ . Mais les blessures, la croix et la souffrance - faits négatifs et, en tant que tels, seulement privation de bien - peuvent-ils produire une réalité positive telle que le salut de tout le genre humain ? La vérité est que nous n’avons pas été sauvés par la souffrance du Christ, mais par son amour ! Plus précisément, par l'amour qui s'exprime dans le sacrifice de soi. Par l'amour crucifié !

À Abélard qui, déjà en son temps, trouvait répugnante l'idée d'un Dieu qui « se complaît » en la mort de son Fils, saint Bernard répondait : « Ce n'est pas sa mort qui lui a plu, mais sa volonté de mourir spontanément pour nous ; Non mors, sed voluntas placuit sponte morientis ».

La souffrance du Christ garde toute sa valeur et l'Église ne cessera jamais de la méditer : non pas cependant comme cause, en soi, du salut, mais comme signe et preuve de l'amour : « La preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs  ». La mort est le signe, l'amour le signifié. L'évangéliste saint Jean pose comme clé de lecture au début de son récit de la Passion : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'au bout ».

Cela enlève à la Passion du Christ une connotation qui nous a toujours laissés perplexes et insatisfaits : l'idée, en effet, d'un prix et d'une rançon à payer à Dieu (ou, pire, au diable !), d'un sacrifice par lequel on apaiserait la colère divine. En réalité, c'est plutôt Dieu qui a fait le grand sacrifice de nous donner son Fils, de ne pas « l'épargner », comme Abraham fit le sacrifice de ne pas épargner son fils Isaac . Dieu est plus le sujet que le destinataire du sacrifice de la croix !

Un amour digne de Dieu

Il nous faut maintenant voir ce que change dans notre vie la vérité que nous avons contemplée dans les mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de la Passion du Christ. Et c'est là que nous attend la surprise qui ne manque jamais lorsque nous cherchons à approfondir les trésors de la foi chrétienne. La surprise, c'est de découvrir que, grâce à notre incorporation au Christ, nous pouvons nous aussi aimer Dieu d'un amour infini, digne de lui !

Saint Paul écrit que : « L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs ». L'amour qui a été répandu en nous est ce même amour dont le Père, depuis toujours, aime le Fils, et non un amour différent ! « Moi en eux et toi en moi », dit Jésus au Père, « pour que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et que moi aussi, je sois en eux  ». Notons : « l'amour dont tu m'as aimé », pas un amour différent. Il s'agit d'un débordement de l'amour divin de la Trinité vers nous. « Dieu communique à l'âme », écrit saint Jean de la Croix, « le même amour qu'il communique à son Fils, bien que cela ne se produise pas par nature, comme dans le cas du Fils, mais par union ».

La conséquence est que nous pouvons aimer le Père de l'amour dont le Fils l'aime et nous pouvons aimer Jésus de l'amour dont le Père l'aime. Tout cela grâce à l'Esprit Saint, qui est ce même amour. Que donnons-nous donc de nous-mêmes à Dieu quand nous lui disons : « Je t'aime ! » ? Rien d'autre que l'amour que nous recevons de lui ! Rien du tout, donc, de notre part ? Notre amour pour Dieu n'est-il qu'un « rebond » de son amour envers lui, comme l'écho qui renvoie le son à sa source ?

Pas dans ce cas ! L'écho de son amour revient à Dieu du creux de notre cœur, mais avec une nouveauté qui, pour Dieu, est tout : le parfum de notre liberté et de notre gratitude de fils ! Tout cela se réalise, de manière exemplaire, dans l'Eucharistie. Qu'y faisons-nous, sinon offrir au Père, comme étant « notre sacrifice », ce qu’en réalité le Père lui-même nous a donné, c’est-à-dire son Fils Jésus ?

Nous pouvons dire à Dieu le Père : « Père, je t'aime de l'amour dont ton Fils Jésus t'aime ! » Et dire à Jésus : « Jésus, je t'aime de l'amour dont ton Père céleste t'aime ». Et savoir avec certitude que ce n’est pas une pieuse illusion ! Chaque fois que j'essaie de le faire moi-même dans la prière, me revient en mémoire l'épisode de Jacob se présentant à son père Isaac pour recevoir sa bénédiction, en se faisant passer pour son frère aîné . Et j'essaie d'imaginer ce que Dieu le Père pourrait se dire à ce moment-là : « En vérité, cette voix n'est pas celle de mon Fils premier-né ; mais les mains, les pieds et tout le corps sont ceux que mon Fils a pris sur la terre et qu'il a portés jusqu'ici, au ciel ».

Et je suis sûr qu'il me bénit, comme Isaac a béni Jacob ! Et vous bénit tous, vénérés pères, frères et sœurs. C'est la splendeur de notre foi de chrétiens. Espérons que nous pourrons en transmettre quelques bribes aux hommes et aux femmes de notre temps, qui sont assoiffés d'amour, mais en ignorent la source.
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©Traduction Française de Cathy Brenti

Revoir la 3e prédication de Carême du cardinal Raniero Cantalamessa

Prédication du 10 mars 2023

« L'ÉVANGILE EST PUISSANCE DE DIEU
POUR QUICONQUE CROIT »
(Rm 1, 16)


Seconde Prédication, Carême 2023

À partir de Evangelii Nuntiandi de saint Paul VI jusqu'à Evangelii Gaudium de l'actuel Souverain Pontife, le thème de l'évangélisation a été au centre du Magistère pontifical. Les grandes encycliques de saint Jean Paul II y ont contribué, tout comme la création du Conseil pontifical pour l'évangélisation, promu par Benoît XVI. On retrouve la même préoccupation dans le titre donné à la Constitution pour la réforme de la Curie - Praedicate Evangelium - et dans l’appellation de « Dicastère pour l'évangélisation » donnée à l'ancienne Congrégation pour la Propagation de la Foi. C’est désormais le même objectif qui a été principalement assigné au Synode de l'Église. C'est à elle - c'est-à-dire à l'évangélisation - que je voudrais consacrer cette méditation.

La définition la plus courte et la plus prégnante de l'évangélisation est celle que nous lisons dans la première Lettre de Pierre. Les apôtres y sont définis comme « ceux qui vous ont évangélisés dans l'Esprit Saint » (1 P 1, 12). C'est là qu'est exprimé l'essentiel de l'évangélisation, à savoir son contenu - l'Évangile - et sa méthode - dans l'Esprit Saint.

Pour savoir ce que l’on entend par le terme « Évangile », le moyen le plus sûr est de demander à celui qui, le premier, a employé ce mot grec et l'a rendu normatif dans le langage chrétien, l'apôtre Paul. Nous avons la chance de posséder une exposition de sa main qui explique ce qu'il entend par « Évangile », et c'est l'épître aux Romains. Le thème de cette Lettre est annoncé en ces termes : « Je n'ai pas honte de l'Évangile, car il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque est devenu croyant » (Rm 1, 16).

Pour que tout effort de nouvelle évangélisation puisse porter du fruit, il est vital d'être au clair sur le noyau essentiel de la proclamation chrétienne, et personne ne l'a mieux mis en évidence que l'Apôtre dans les trois premiers chapitres de l'Epître aux Romains. De la compréhension et de l'application de son message à la situation actuelle dépend, j'en suis convaincu, la question de savoir si des enfants de Dieu naîtront de nos efforts, ou si nous devrons répéter amèrement avec Isaïe : « Nous avons conçu, nous avons été dans les douleurs, mais nous n'avons enfanté que du vent : nous n'apportons pas le salut à la terre, nul habitant du monde ne vient à la vie ». (Is 26, 18)

Le message de l'Apôtre dans ces trois premiers chapitres de sa Lettre peut se résumer en deux points : premièrement, quelle est la situation de l'humanité devant Dieu à la suite du péché ; deuxièmement, de quelle manière on peut en sortir, c'est-à-dire comment est-on sauvé par la foi et devient-on une nouvelle créature.  Suivons l'Apôtre dans son raisonnement serré. Mieux, suivons l'Esprit qui parle à travers lui. Celui qui a voyagé en avion aura entendu plusieurs fois l'annonce : « Nous vous prions d’attacher vos ceintures, car nous allons entrer dans une zone de turbulences ». Nous devrions lancer le même avertissement à ceux qui s'apprêtent à lire les paroles suivantes de Paul.

« Or la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et contre toute injustice des hommes qui, par leur injustice, font obstacle à la vérité. En effet, ce que l'on peut connaître de Dieu est clair pour eux, car Dieu le leur a montré clairement. Depuis la création du monde, on peut voir avec l'intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité. Ils n'ont donc pas d'excuse, puisque, malgré leur connaissance de Dieu, ils ne lui ont pas rendu la gloire et l'action de grâce que l'on doit à Dieu. Ils se sont laissé aller à des raisonnements sans valeur, et les ténèbres ont rempli leurs cœurs privés d'intelligence. Ces soi-disant sages sont devenus fous ; ils ont échangé la gloire du Dieu impérissable contre des idoles représentant l'être humain périssable ou bien des volatiles, des quadrupèdes et des reptiles. » (Rm 1, 18-23)

Le péché fondamental, objet premier de la colère divine, s’identifie, comme on le voit, dans l'asebeia, c'est-à-dire dans l'impiété. L'Apôtre explique immédiatement en quoi consiste exactement cette impiété, en disant qu'elle consiste dans le refus de « glorifier » et de « remercier » Dieu. Étrange !  Le fait de ne pas assez glorifier et remercier Dieu, nous semble – certes - un péché, mais pas vraiment terrible et mortel. Il faut comprendre ce qui se cache derrière, et qui est le refus de reconnaître Dieu comme Dieu, le fait de ne pas lui accorder la considération qui lui est due. Il consiste, pourrait-on dire, à « ignorer » Dieu, où ignorer ne signifie pas tant « ne pas savoir qu'il existe » que « faire comme s'il n'existait pas ».

Dans l'Ancien Testament, nous entendons Moïse crier au peuple : « Tu sauras donc que c'est le Seigneur ton Dieu qui est Dieu » (cf. Dt 7, 9) et un psalmiste reprend ce cri en disant : « Reconnaissez que le Seigneur est Dieu : il nous a faits, et nous sommes à lui. » (Ps 100, 3) Réduit à son noyau germinatif, le péché consiste à nier cette « reconnaissance » ; il est la tentative, de la part de la créature, d'effacer - de sa propre initiative, presque par arrogance - la différence infinie qui existe entre elle et Dieu. Le péché s'attaque donc à la racine même des choses ; il est le fait « d’étouffer la vérité dans l'injustice ». C'est quelque chose de bien plus sombre et de bien plus terrible que l'homme ne peut imaginer ou dire. Si les hommes savaient de leur vivant - comme ils le sauront au moment de leur mort - ce que signifie le rejet de Dieu, ils en mourraient d'effroi.

Nous avons entendu que ce rejet a pris la forme de l'idolâtrie, par laquelle on adore la créature à la place du Créateur. Dans l'idolâtrie, l'homme « n'accepte pas » Dieu, mais se fait dieu ; c'est lui qui décide de Dieu, et non l'inverse. Les rôles sont inversés : l'homme devient le potier et Dieu le vase qu'il façonne à sa guise (cf. Rm 9, 20s). Aujourd'hui, cette ancienne tentative a pris une nouvelle tournure. Elle ne consiste pas à mettre quelque chose – y compris soi-même - à la place de Dieu, mais à abolir, purement et simplement, le rôle indiqué par le mot « Dieu ». Nihilisme ! Le Néant à la place de Dieu. Mais il n'y a pas lieu de s'attarder ici sur ce point ; cela ne ferait qu’interrompre notre écoute de l'Apôtre, qui poursuit au contraire son raisonnement serré.

Paul poursuit son réquisitoire en montrant les fruits qui découlent, sur le plan moral, du rejet de Dieu. Il en découle une dissolution générale des mœurs, un véritable « torrent de perdition » qui entraîne l'humanité à la ruine. Et l'Apôtre dresse ici un tableau saisissant des vices de la société païenne. Le plus important à retenir de cette partie du message paulinien n'est pas cette liste de vices, que l'on retrouve d'ailleurs chez les moralistes stoïciens de l'époque. Ce qui est déroutant à première vue, c'est que saint Paul fait de tout ce désordre moral, non pas la cause, mais l'effet de la colère divine. Par trois fois revient la formule qui l'affirme sans équivoque :

« Voilà pourquoi, […] Dieu les a livrés à l'impureté, […] C'est pourquoi Dieu les a livrés à des passions déshonorantes. […] Et comme ils n'ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à une façon de penser dépourvue de jugement. » (Rm 1, 24.26.28)

Dieu ne « veut » certainement pas ces choses, mais il les « permet » afin de faire comprendre à l'homme où le rejeter le mène. « Et » écrit saint Augustin, « parce que leurs péchés ne sont que le châtiment du péché, cette iniquité n'est que le châtiment de l'iniquité ; telle est la vengeance de Dieu, et il en jaillit aussitôt des péchés plus nombreux et plus graves . »

Il n'y a pas de distinction devant Dieu entre Juifs et Grecs, entre croyants et païens : « tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu »  (Rm 3, 23). L'Apôtre tient tellement à préciser ce point qu'il y consacre tout le deuxième chapitre et une partie du troisième de son Epître. C'est l'humanité tout entière qui se trouve dans cette situation de perdition, et non tel ou tel individu ou peuple.

Où se situe, dans tout cela, la pertinence du message de l'Apôtre dont je parlais ? Elle réside dans le remède que l'Évangile propose à cette situation. Il ne consiste pas à s'engager dans un combat pour la réforme morale de la société, pour la correction de ses vices. Ce serait, pour lui, comme vouloir déraciner un arbre en commençant par en enlever les feuilles ou les branches les plus saillantes, ou encore comme se préoccuper d'éliminer la fièvre plutôt que de guérir le mal qui la cause.

Traduit dans le langage courant, cela signifie que l'évangélisation ne commence pas par la morale, mais par le kérygme ; dans le langage du Nouveau Testament, pas par la Loi, mais par l'Évangile. Et quel en est le contenu, ou le noyau ? Qu'est-ce que Paul entend par « Évangile » lorsqu'il dit qu'il « est puissance de Dieu pour quiconque est devenu croyant » ? Croire en quoi ? « Dieu a manifesté en quoi consiste sa justice » (Rm 3, 21) : voilà la nouveauté. Ce ne sont pas les hommes qui, tout à coup, ont changé de vie et de coutumes et se sont mis à faire le bien. Ce qui est nouveau, c'est que, à la plénitude des temps, Dieu a agi, il a rompu le silence, il a tendu pour la première fois la main à l'homme pécheur.

Mais écoutons maintenant directement l'Apôtre qui nous explique en quoi consiste cet « agir » de Dieu. Ce sont des paroles que nous avons lues ou entendues des centaines de fois, mais on aime toujours réécouter les airs d'une belle symphonie :

« Tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Car le projet de Dieu était que le Christ soit instrument de pardon, en son sang, par le moyen de la foi. C'est ainsi que Dieu voulait manifester sa justice, lui qui, dans sa longanimité, avait fermé les yeux sur les péchés commis autrefois. Il voulait manifester, au temps présent, en quoi consiste sa justice, montrer qu'il est juste et rend juste celui qui a foi en Jésus. » (Rm 3, 23-26)

Permettez-moi de vous rassurer immédiatement, je n'ai pas l'intention de faire une énième prédication sur la justification par la foi. Il y a un danger à insister uniquement sur ce thème. Ce n'est pas une doctrine que Paul nous présente, mais un évènement, voire une personne. Nous ne sommes pas sauvés génériquement « par la grâce » ; nous sommes sauvés par la grâce de Jésus-Christ ; nous ne sommes pas justifiés génériquement « par le moyen de la foi », nous sommes justifiés par la foi en Jésus-Christ. Tout a changé « en vertu de la rédemption opérée par le Christ Jésus ». Le véritable article avec lequel l'Église tient ou tombe (le fameux Articulum stantis et cadentis Ecclesiae) n'est pas une doctrine, mais une personne.

Je reste sans voix chaque fois que je relis ce passage de l'épître aux Romains. Après avoir décrit, sur les tons que nous venons d’entendre, la situation désespérée de l'humanité, l'Apôtre a le courage de dire qu'elle est radicalement changée à cause de ce qui s'est passé quelques années plus tôt, dans une partie obscure de l'empire romain, par un seul homme, mort, en plus, sur une croix ! Seule une « intuition » de l'Esprit Saint, un éclair, pouvait donner à un homme l'audace de croire et de proclamer cette chose inouïe. D'autant plus que ce même homme était autrefois « furieux » si quelqu'un osait proclamer une telle chose en sa présence. Le diacre Étienne en avait fait les frais....

Le choc est atténué en nous par vingt siècles de confirmation, mais pensons à la façon dont les paroles de l'Apôtre ont dû résonner pour les gens instruits de l'époque. Il s'en rendit compte lui-même ; c'est pourquoi il a éprouvé le besoin de dire : « Je n'ai pas honte de l'Evangile » (Rm 1, 16). On aurait en effet pu en avoir honte. Je n’arrive pas à comprendre comment des historiens honnêtes ont pu croire (comme cela a été le cas pendant si longtemps) que Paul a puisé cette certitude dans les cultes hellénistiques, ou de je ne sais quelle autre source. Qui a jamais imaginé, ou pourrait humainement imaginer, une telle chose ?

Mais revenons à notre intention spécifique, qui est l'évangélisation. Que nous apprend la parole de Dieu que nous venons d'entendre à nouveau ? Aux païens, Paul ne dit pas que le remède à leur idolâtrie consiste à retourner interroger l'univers pour remonter des créatures à Dieu ; aux Juifs, il ne dit pas que le remède consiste à retourner à une meilleure observance de la loi de Moïse. Le remède n'est ni en haut ni en arrière, il est en avant, il est dans l'accueil de « la rédemption opérée par le Christ Jésus ».

Paul, à vrai dire, ne dit rien d'entièrement nouveau. S'il était l'auteur de ce message inouï, ceux qui disent que le véritable fondateur du christianisme est Saul de Tarse, et non Jésus de Nazareth, auraient raison. Mais ils ont tort ! Paul ne fait que reprendre, en l'adaptant à la situation du moment, l'annonce inaugurale de la prédication de Jésus : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l'Évangile. » (Mc 1, 15) Sur ses lèvres, « convertissez-vous » ne signifiait pas - comme chez les anciens prophètes et Jean le Baptiste : « Revenez en arrière, gardez la Loi et les commandements ! » ; cela signifie plutôt : « Faites un bond en avant ; entrez dans le Royaume qui est venu librement parmi vous ! Croyez à l'Évangile ! Se convertir, c'est croire ». « La première conversion consiste à croire », écrivait saint Thomas d'Aquin : Prima conversio fit per fidem .

Bien entendu, ni le discours de Jésus, ni celui de Paul ne s'arrêtent à ce point. Dans sa prédication, Jésus expose ce qu'implique l'accueil du Royaume, et Paul consacrera toute la deuxième partie de sa Lettre à l'énumération des œuvres, ou des vertus, qui doivent caractériser celui qui est devenu une créature nouvelle. Au kérygme il fait suivre la parénèse, à l’annonce l'exhortation. L'important est l'ordre à suivre dans la vie et dans l'annonce, par où commencer, car, comme le disait saint Grégoire le Grand, « on ne vient pas à la foi en partant des vertus, mais aux vertus en partant de la foi  ». Toute initiative d'évangélisation qui voudrait commencer par réformer les coutumes de la société, avant de chercher à changer le cœur des gens, est condamnée à finir dans le néant, ou pire, dans la politique.

Mais il ne s'agit pas non plus d'insister ici sur ce point. Nous devons plutôt reprendre l'enseignement positif de l'Apôtre. Que dit la parole de Dieu à une Église qui - bien que blessée en elle-même et compromise aux yeux du monde - a un sursaut d'espérance et veut reprendre sa mission d’évangélisation avec un nouvel élan ? Il dit qu'il faut de la personne du Christ, parler de lui « à temps et à contretemps  » ; de ne jamais considérer comme épuisé, ou assumé, le discours sur lui. Jésus ne doit pas être en arrière-plan, mais au cœur de toute proclamation.

Le monde séculier s'efforce (et malheureusement y parvient !) de tenir le nom de Jésus éloigné, ou caché, dans tout discours sur l'Église. Nous devons faire tout notre possible pour qu'il soit toujours présent. Non pas pour nous abriter derrière lui, mais parce qu'il est la force et la vie de l'Église. Au début d'Evangelii Gaudium, nous lisons ces mots :

« J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui. »

A ma connaissance, c'est la première fois que l'expression « rencontre personnelle avec le Christ » apparaît dans un document officiel du Magistère. Malgré son apparente simplicité, cette expression contient une nouveauté que nous devons essayer de comprendre.

Dans la pastorale et la spiritualité catholiques, d'autres manières de concevoir notre relation avec le Christ étaient familières dans le passé. On parlait d'une relation doctrinale, consistant à croire au Christ ; d'une relation sacramentelle, qui se réalise dans les sacrements ; d'une relation ecclésiale, en tant que membre du corps du Christ qu'est l'Église ; on parlait aussi d'une relation mystique ou sponsale réservée à certaines âmes privilégiées. On ne parlait pas - ou du moins il n'était pas courant de parler - d'une relation personnelle - comme entre un je et un tu - ouverte à tout croyant.

Au cours des cinq siècles que nous avons derrière nous - que l'on appelle improprement « de la Contre-Réforme » - la spiritualité et la pastorale catholiques ont regardé avec suspicion cette façon de concevoir le salut. On y voyait le danger (loin d'être lointain et hypothétique du reste) du subjectivisme, c'est-à-dire de concevoir la foi et le salut comme un fait individuel, sans véritable relation avec la Tradition et avec la foi du reste de l'Église. La multiplication des courants et des dénominations dans le monde protestant n'a fait que renforcer cette conviction.

Nous sommes maintenant entrés, grâce à Dieu, dans une nouvelle phase où nous nous efforçons de voir les différences, non pas nécessairement comme incompatibles entre elles et donc à combattre, mais, dans la mesure du possible, comme des richesses à partager. Dans ce nouveau climat, on comprend l'exhortation à avoir une « relation personnelle avec le Christ ». Cette façon de concevoir la foi nous semble, en effet, la seule possible puisque la foi n'est plus une fatalité que l'on absorbe, enfant, à travers l'éducation familiale et scolaire, mais est le fruit d'une décision personnelle. Le succès d'une mission ne se mesure plus au nombre de confessions entendues et de communions distribuées, mais au nombre de personnes qui sont passées du statut de chrétiens de nom à celui de chrétiens réels, c'est-à-dire convaincus et actifs dans la communauté.

Essayons de comprendre concrètement en quoi consiste cette fameuse « rencontre personnelle » avec le Christ. Je dis que c'est comme rencontrer une personne « en vrai », après l'avoir connue pendant des années rien qu’en photo. On peut connaître des livres sur Jésus, des doctrines, des hérésies sur Jésus, des concepts sur Jésus, mais ne pas le connaître vivant et présent. (J'insiste particulièrement sur ces deux adjectifs : un Jésus ressuscité et vivant et un Jésus présent !). Pour beaucoup, même baptisés et croyants, Jésus est un personnage du passé, et non une personne vivante dans le présent.

Cela aide à comprendre la différence qui se produit dans le domaine humain, quand on connaît une personne et quand on en tombe amoureux.  On peut tout connaître d'une femme ou d'un homme : son nom, son âge, les études qu’il/elle a faites, sa famille... Et puis un jour, une étincelle jaillit et on tombe amoureux de cette femme ou de cet homme. Cela change tout. On veut être avec cette personne, lui plaire, l'avoir pour soi, avoir peur de lui déplaire et de ne pas être digne d'elle.

Comment faire pour que cette étincelle jaillisse chez beaucoup vis-à-vis de la personne de Jésus ?  Elle ne s'allumera pas chez celui qui entend le message de l'Évangile, si elle ne s'est pas d'abord allumée - au moins comme désir, comme recherche et comme but - chez celui qui l'annonce. Il y a eu et il y a des exceptions ; la parole de Dieu a une puissance propre et peut agir, parfois, même lorsqu'elle est prononcée par ceux qui ne la vivent pas ; mais c'est l'exception.

Pour consoler et encourager ceux qui travaillent institutionnellement dans le domaine de l'évangélisation, je voudrais leur dire que tout ne dépend pas d'eux. Il dépend d'eux, oui, de créer les conditions pour que cette étincelle s'allume et se propage. Mais elle jaillit de la manière la plus inattendue et au moment le plus inattendu. Dans la plupart des cas que j'ai connus dans ma vie, la découverte du Christ qui a changé la vie est intervenue à la suite de la rencontre de quelqu'un qui avait déjà fait l'expérience de cette grâce, à la suite de la participation à un rassemblement, de l'écoute d'un témoignage, de l'expérience faite de la présence de Dieu lors d’un moment de grande souffrance, et - je ne peux le taire, car cela m'est arrivé à moi aussi – d’avoir reçu ce qu'on appelle le baptême dans l'Esprit.

Nous voyons ici la nécessité de compter de plus en plus sur les laïcs, hommes et femmes, pour l'évangélisation. Ils sont davantage insérés dans les mailles de la vie où ces circonstances se produisent habituellement. En raison également de la rareté des effectifs, il nous est plus facile à nous, le clergé, d'être des bergers que des pêcheurs d'âmes ; il nous est plus facile de guider par la parole et les sacrements ceux qui viennent à l'église que de partir en haute mer pêcher ceux qui sont loin. Les laïcs peuvent nous compléter dans la tâche de pêcheurs. Beaucoup d'entre eux ont découvert ce que veut dire connaître un Jésus vivant et sont désireux de partager leur découverte avec d'autres.

Les mouvements ecclésiaux, nés après le Concile, ont été pour beaucoup le lieu où ils ont fait cette découverte. Dans son homélie pour la messe chrismale du Jeudi Saint 2012, la dernière de son pontificat, Benoît XVI déclarait : « Celui qui regarde l’histoire de l’époque postconciliaire, peut reconnaître la dynamique du vrai renouvellement, qui a souvent pris des formes inattendues dans des mouvements pleins de vie et qui rend presque tangibles la vivacité inépuisable de la sainte Église, la présence et l’action efficace du Saint Esprit. » A côté des bons fruits, certains de ces mouvements ont aussi produit des fruits pourris. Il faut se souvenir du dicton : « Ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain ».

Je termine par les mots qui concluent « Itinéraire de l’âme à Dieu » de saint Bonaventure, car ils suggèrent par où commencer pour réaliser ou renouveler notre « relation personnelle avec le Christ » et en devenir les courageux hérauts :

Mais c'est là une faveur mystérieuse et secrète que nul ne connaît si ce n'est celui qui la reçoit, que nul ne reçoit s'il ne la désire, et qu'on ne saurait désirer sans être embrasé jusqu'en ses profondeurs par le feu de l'Esprit-Saint que Jésus-Christ a envoyé à la terre .

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© Traduction Française : Cathy Brenti

Revoir la 2e prédication de Carême du cardinal Raniero Cantalamessa

Prédication du 3 mars 2023

“IPSA NOVITAS INNOVANDA EST”

Renouveler la nouveauté

Première prédication, Carême 2023

L'histoire de l'Église de la fin du XIXème et du début du XXème siècle nous a laissé une leçon amère que nous ne devrions pas oublier, pour ne pas répéter l'erreur qui en est à l'origine. Je parle du retard (ou plutôt du refus) de prendre acte des changements intervenus dans la société, et de la crise du Modernisme qui en fut la conséquence.

Qui a étudié - même de manière superficielle - cette période, sait quels dommages en ont résulté pour les uns et les autres, c'est-à-dire aussi bien pour l'Église que pour les soi-disant « modernistes ». L'absence de dialogue, d'une part, a poussé certains des modernistes les plus notoires vers des positions de plus en plus extrêmes et pour finir clairement hérétiques ; d'autre part, elle a privé l'Église d'énergies énormes, provoquant en son sein des déchirures et des souffrances sans fin, la menant à se replier toujours plus sur elle-même et la faisant rester à la traîne de son temps.

Le Concile Vatican II a été l'initiative prophétique permettant de rattraper le temps perdu. Il a entraîné un renouveau qu’il n'est certainement pas utile d'illustrer à nouveau ici. Plus que son contenu, ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est la méthode qu'il a inaugurée, qui consiste à marcher dans l'histoire, aux côtés de l'humanité, en cherchant à discerner les signes des temps.

L'histoire et la vie de l'Église ne se sont pas arrêtées avec Vatican II. Veillons à ne pas en faire ce qui a été tenté avec le Concile de Trente, c’est-à-dire une ligne d'arrivée et un objectif inamovible. Si la vie de l'Église devait s'arrêter, ce serait pour elle comme une rivière arrivant à un barrage : elle se transforme inévitablement en bourbier ou en marais.

« Ne pensez pas », écrivait Origène au IIIème siècle, « qu'il suffit de se renouveler une fois ; il faut renouveler la nouveauté elle-même : "Ipsa novitas innovanda est" » (Cf. Origène, In Rom. 5, 8 ; PG 14, 1042.). Avant lui, le nouveau docteur de l'Église, saint Irénée, avait écrit : La vérité révélée « est telle un dépôt de grand prix renfermé dans un vase excellent, par l’action de l’Esprit Saint, elle rajeunit et fait rajeunir le vase même qui la contient » (Saint Irénée, Adversus Haereses, III, 24, 1.). Le « vase » qui contient la vérité révélée est la tradition vivante de l'Église. Le « dépôt de grand prix » est avant tout l'Écriture, mais l'Écriture lue dans l'Église, qui est alors la définition la plus juste de la Tradition. L'Esprit est, par sa nature même, nouveauté. L'Apôtre exhorte les baptisés à servir Dieu « d’une façon nouvelle, celle de l’Esprit, et non plus à la façon ancienne, celle de la lettre de la Loi » (Rm 7, 6).

Non seulement la société ne s'est pas arrêtée au moment de Vatican II, mais elle a connu une accélération vertigineuse. Les changements qui se produisaient auparavant en un ou deux siècles se produisent maintenant en une décennie. Ce besoin de renouveau continu n'est rien d'autre que le besoin de conversion continue, qui s’étend du croyant individuel à l'Église tout entière dans sa composante humaine et historique. L'Ecclesia semper reformanda. Le vrai problème ne réside donc pas dans la nouveauté, mais plutôt dans la manière de l'aborder. Je m’explique. Toute nouveauté, tout changement est à la croisée des chemins ; deux voies opposées peuvent se présenter, soit celle du monde, soit celle de Dieu : soit la voie de la mort, soit la voie de la vie. La Didaché, un écrit rédigé du vivant d'au moins un des douze apôtres, expliquait déjà ces deux voies aux croyants.

Nous disposons désormais d'un moyen infaillible pour emprunter à chaque fois le chemin de la vie et de la lumière : l'Esprit Saint. C'est la certitude que Jésus a donnée aux apôtres avant de les quitter : « Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous » (Jn 14, 16). Et encore : « l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière » (Jn 16, 13). Il ne le fera pas en une fois, ni une fois pour toutes, mais au fur et à mesure des situations. Avant de les quitter définitivement, au moment de l'Ascension, le Ressuscité rassure à nouveau ses disciples sur l'assistance du Paraclet : « Vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1, 8)

L'intention des cinq prédications de Carême que nous commençons aujourd'hui, en termes très simples, est précisément celle-ci : nous encourager à placer l'Esprit Saint au cœur de toute la vie de l'Église et, en particulier, en ce moment, au cœur des travaux synodaux. Reprendre, en d'autres termes, l'invitation pressante que le Ressuscité adresse, dans l'Apocalypse, à chacune des sept Églises d'Asie Mineure : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises ». (Ap 2, 7)

C'est d'ailleurs le seul moyen que j'ai pour ne pas rester moi-même complètement étranger à l'engagement actuel pour le Synode. Dans l'une de mes premières prédications à la Maison pontificale, il y a 43 ans, je disais en présence de saint Jean-Paul II : « J'ai continué à faire toute ma vie l'humble travail que je faisais quand j'étais enfant ». Et j'ai expliqué dans quel sens. Mes grands-parents maternels cultivaient, en métayage, une grande parcelle de terre vallonnée. En juin ou juillet, il y avait la récolte, tout à la main, à la faux, courbés sous le soleil. C'était un effort énorme. Mes petits cousins et moi étions chargés d'apporter constamment de l'eau à boire aux moissonneurs. Et c’est, disais-je alors, ce que j’ai continué à faire toute la suite de ma vie. Les moissonneurs ont changé, ce sont maintenant les ouvriers à la vigne du Seigneur, et l'eau a changé, qui est maintenant la Parole de Dieu. Un métier, le mien, beaucoup moins fatigant, à vrai dire, que celui des ouvriers des champs, mais aussi, je l'espère, utile et en quelque sorte nécessaire.

Dans cette première prédication, je me contenterai de reprendre la leçon qui nous vient de l'Église naissante. Je voudrais montrer, en d'autres termes, comment l'Esprit Saint a conduit les apôtres et la communauté chrétienne dans leurs premiers pas dans l'histoire. Lorsque Jean mit par écrit les paroles de Jésus que je viens de rappeler sur l'assistance du Paraclet, l'Église en avait déjà fait l'expérience pratique, et c'est précisément cette expérience, nous disent les exégètes, qui se reflète dans les paroles de l'évangéliste.

Les Actes des Apôtres nous montrent une Église qui est, pas à pas, « conduite par l'Esprit ». Cette conduite ne s'exerce pas seulement dans les grandes décisions, mais aussi dans les choses de moindre importance. Paul et Timothée veulent prêcher l'Évangile dans la province d'Asie, mais « le Saint-Esprit les en avait empêchés » ; ils se rendent en Bithynie, est-il écrit, « mais l’Esprit de Jésus s’y opposa » (Ac 16, 6 s.). On comprend, d'après ce qui suit, la raison de cette orientation pressante : l'Esprit Saint poussait ainsi l'Église naissante à quitter l'Asie et à entrer dans un nouveau continent, l'Europe (cf. Ac 16, 9). Paul va jusqu'à se qualifier, dans ses choix, de « prisonnier de l'Esprit » (Ac 20, 22).

Ce n'est pas un chemin droit et lisse que celui de l'Église naissante. La première grande crise est celle de l'admission des païens dans l'Église. Il n'est pas nécessaire d’en évoquer de nouveau le développement. Ce qui nous intéresse, c'est seulement de rappeler comment la crise est résolue. Pierre va chez Corneille et les païens ? C’est l'Esprit qui lui ordonne de le faire (cf. Ac 10, 19 ; 11, 12). Et comment est motivée et communiquée la décision prise par les apôtres à Jérusalem d'accueillir les païens dans la communauté, sans les obliger à la circoncision et à toute la législation mosaïque ? Elle est résolue par ces mots d'ouverture extraordinaires : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de… » (Ac 15, 28)

Il ne s'agit pas de faire de l'archéologie de l'Église, mais de remettre en lumière, encore et encore, le paradigme de tout choix ecclésial. Il n'est pas nécessaire de faire beaucoup d'efforts, en effet, pour voir l'analogie entre l'ouverture qui se fit vis-à-vis des païens à l'époque, et celle qui s’impose aujourd'hui aux laïcs, en particulier aux femmes, et à d'autres catégories de personnes. Cela vaut donc la peine de rappeler la motivation qui a poussé Pierre à surmonter sa perplexité et à baptiser Corneille et sa famille. Nous lisons dans les Actes :

Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la Parole. Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu. En effet, on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu. Pierre dit alors : « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? » (Ac 10, 44-47)

Appelé à justifier sa conduite à Jérusalem, Pierre raconte ce qui s'est passé dans la maison de Corneille et conclut en disant :

« Alors je me suis rappelé la parole que le Seigneur avait dite : “Jean a baptisé avec l’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés”. Et si Dieu leur a fait le même don qu’à nous, parce qu’ils ont cru au Seigneur Jésus Christ, qui étais-je, moi, pour empêcher l’action de Dieu ? » (Ac 11, 16-17)

Si nous regardons de près, c'est la même motivation qui a poussé les Pères du Concile Vatican II à redéfinir le rôle des laïcs dans l'Église, à savoir la doctrine des charismes. Nous connaissons bien le texte, mais il est toujours utile de le rappeler à notre mémoire :

Mais le même Esprit Saint ne se borne pas à sanctifier le Peuple de Dieu par les sacrements et les ministères, à le conduire et à lui donner l’ornement des vertus, il distribue aussi parmi les fidèles de tous ordres, « répartissant ses dons à son gré en chacun » (1 Co 12, 11), les grâces spéciales qui rendent apte et disponible pour assumer les diverses charges et offices utiles au renouvellement et au développement de l’Église, suivant ce qu’il est dit : « C’est toujours pour le bien commun que le don de l’Esprit se manifeste dans un homme » (1 Co 12, 7). Ces grâces, des plus éclatantes aux plus simples et aux plus largement diffusées, doivent être reçues avec action de grâce et apporter consolation. (Lumen Gentium, 12.)

Nous sommes devant la redécouverte de la nature non seulement hiérarchique, mais aussi charismatique de l'Église. Saint Jean-Paul II, dans Novo millennio ineunte (n° 45), l'a rendu encore plus explicite en définissant l'Église comme hiérarchie et comme koinonia. Dans une première lecture, la récente constitution sur la réforme de la Curie, Praedicate Evangelium (au-delà de tous les aspects juridiques et techniques sur lesquels je suis un parfait ignorant) m'a donné l'impression d'un pas en avant dans cette même direction, c'est-à-dire dans l'application du principe sanctionné par le Concile à un secteur particulier de l'Eglise qui est son gouvernement et à une plus grande implication dans celui-ci des laïcs et des femmes.

Mais nous devons maintenant faire un pas de plus. L'exemple de l'Église apostolique nous éclaire, non seulement sur les principes directeurs, c'est-à-dire sur la doctrine, mais aussi sur la pratique ecclésiale. Il nous dit que tout ne se résout pas par des décisions prises lors d'un synode, ou par un décret. Il est nécessaire de traduire ces décisions dans la pratique, ce que l'on appelle la « réception » des dogmes. Et cela requiert du temps, de la patience, du dialogue, de la tolérance ; parfois même des compromis. Lorsqu'il est fait dans l'Esprit Saint, le compromis n'est pas une capitulation, ou une réduction de la vérité, mais il est charité et obéissance aux situations. Que de patience et de tolérance Dieu a-t-il eu, après avoir donné le Décalogue à son peuple ! Que de temps a-t-il dû - et doit encore - attendre sa réception !

Dans toute l'affaire que nous venons de rappeler, Pierre apparaît clairement comme le médiateur entre Jacques et Paul, c'est-à-dire entre le souci de la continuité et celui de la nouveauté. Dans cette médiation, nous sommes témoins d'un incident qui peut nous être utile aussi aujourd'hui. L'incident est celui de Paul reprochant à Pierre à Antioche de faire preuve d'hypocrisie en évitant de s'asseoir à table avec des païens convertis. Nous entendons l'incident de sa voix vivante :

Mais quand Pierre est venu à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, parce qu’il était dans son tort. En effet, avant l’arrivée de quelques personnes de l’entourage de Jacques, Pierre prenait ses repas avec les fidèles d’origine païenne. Mais après leur arrivée, il prit l’habitude de se retirer et de se tenir à l’écart, par crainte de ceux qui étaient d’origine juive. (Ga 2, 11-12)

Les « conservateurs » de l'époque reprochaient à Pierre d'être allé trop loin en se rendant chez le païen Corneille ; Paul, lui, lui reproche de ne pas être allé assez loin. Paul est le saint que j'admire et que j'aime le plus. Mais dans ce cas, je suis convaincu qu'il s'est laissé emporter (ce n'est pas la seule fois !) par son tempérament de feu. Pierre n'a pas du tout péché par hypocrisie. La preuve en est que, à une autre occasion, Paul fera lui-même exactement ce que Pierre a fait à Antioche. À Lystre, il fait circoncire son compagnon Timothée « à cause » - est-il écrit – « des Juifs de la région » (Ac 16, 3), c'est-à-dire pour ne scandaliser personne. Aux Corinthiens, il écrit : « avec les Juifs, j’ai été comme un Juif, pour gagner les Juifs » (1 Co 9, 20) et dans l'Epître aux Romains, il recommande « d’aller à la rencontre de ceux qui ne sont pas encore arrivés à la liberté dont il jouit » (cf. Rm 14, 1s).

Le rôle de médiateur que Pierre a exercé entre les tendances opposées de Jacques et de Paul se poursuit chez ses successeurs. Certainement pas (et c'est un bien pour l'Église) de manière uniforme chez chacun d'entre eux, mais selon le charisme propre de chacun que l'Esprit Saint - et on suppose, les cardinaux sous sa conduite - ont jugé le plus nécessaire à un moment donné de l'histoire de l'Église.

Face aux événements et aux réalités politiques, sociales et ecclésiales, nous sommes enclins à nous aligner tout de suite d’un côté et à diaboliser l'autre, à désirer le triomphe de notre choix sur celui de nos adversaires. (Si une guerre éclate, chacun prie le même Dieu de donner la victoire à ses propres armées et d'anéantir celles de l'ennemi !). Je ne dis pas qu'il est interdit d'avoir des préférences, dans le domaine politique, social, théologique et ainsi de suite, ou qu'il est possible de ne pas en avoir. Nous ne devrions cependant jamais attendre de Dieu qu'il s’aligne de notre côté contre l'adversaire. Nous ne devrions pas non plus le demander à ceux qui nous gouvernent. C'est comme demander à un père de choisir entre deux de ses enfants ; comme si nous lui disions : « Choisis : soit moi, soit mon adversaire ; montre clairement de quel côté tu es ! » Dieu est avec tout le monde et n'est donc contre personne ! Il est le père de tous.

L'action de Pierre à Antioche - comme celle de Paul à Lystre - n'était pas une hypocrisie, mais une adaptation aux situations, c'est-à-dire le choix de ce qui, dans une situation donnée, favorise le plus grand bien de la communion. C'est sur ce point que je voudrais poursuivre et conclure cette première méditation, également parce que cela nous permet de passer de ce qui concerne l'Église universelle à ce qui concerne l'Église locale, voire sa propre communauté, famille, et la vie spirituelle de chacun de nous. (C'est ce que l'on attend, je pense, d'une méditation de Carême !).

Il y a une prérogative de Dieu dans la Bible que les Pères aimaient souligner : la synkatabasis, c'est-à-dire la condescendance. Pour saint Jean Chrysostome, c'est une sorte de clé de lecture de toute la Bible. Dans le Nouveau Testament, cette même prérogative de Dieu est exprimée par le terme de bénignité (chrestotes). La venue de Dieu dans la chair est considérée comme la manifestation suprême de la bonté de Dieu : « lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes » (Tite 3, 4).

La bénignité - aujourd'hui nous dirions aussi la courtoisie - est quelque chose de différent de la simple bonté ; c'est le fait d’être bon envers les autres. Dieu est bon en lui-même et il est bénin envers nous. C'est l'un des fruits de l'Esprit (Ga 5, 22) ; c'est une composante essentielle de la charité (1 Co 13, 4) et c'est l'indice d'une âme noble et supérieure. Il occupe une place centrale dans la parénèse apostolique. Nous lisons, par exemple, dans l'épître aux Colossiens :

Puisque vous avez été choisis par Dieu, que vous êtes sanctifiés, aimés par lui, revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a pardonnés : faites de même. (Col 3, 12-13)

Cette année, nous célébrons le quatrième centenaire de la mort d'un saint qui a été un modèle exceptionnel de cette vertu, à une époque également marquée par d'âpres controverses, saint François de Sales. Nous devrions tous, dans l'Église, devenir « des salesiens » : un peu plus condescendants et tolérants, moins retranchés dans nos certitudes personnelles, conscients du nombre de fois où nous avons dû reconnaître que nous nous étions trompés sur une personne ou une situation, et combien de fois nous avons dû, nous aussi, nous adapter aux situations. Heureusement, dans nos relations ecclésiales, il n'y a pas - et il ne devrait jamais y avoir - cette propension à insulter et à vilipender l'adversaire que l'on voit dans certains débats politiques et qui fait tant de mal à la coexistence civile pacifique.

Il y a bien quelqu'un envers qui il est juste et approprié d'être intransigeant, mais ce quelqu'un, c'est moi-même. Nous sommes par nature enclins à être intransigeants avec les autres et indulgents avec nous-mêmes, alors que nous devrions nous proposer de faire exactement le contraire : stricts avec nous-mêmes, indulgents avec les autres. Cette proposition, si nous la prenons au sérieux, suffirait à elle seule à sanctifier notre Carême. Elle nous dispenserait de tout autre type de jeûne et nous disposerait à travailler plus fructueusement et plus sereinement dans tous les domaines de la vie de l'Église.

Un excellent exercice en ce sens consiste à être honnête, au tribunal de son propre cœur, avec la personne avec laquelle on est en désaccord. Lorsque je me rends compte que j'accuse quelqu'un en mon for intérieur, je dois faire attention à ne pas prendre immédiatement mon parti. Je dois arrêter de ressasser mes raisons comme quelqu'un qui mâche un chewing-gum, et essayer plutôt de me mettre à la place de l'autre personne pour comprendre ses raisons et ce qu'elle aurait aussi à me dire.

Cet exercice doit se faire non seulement vis-à-vis de la personne, mais aussi du courant de pensée avec lequel je suis en désaccord et de la solution qu'elle propose à un certain problème en discussion (au Synode ou ailleurs). Saint Thomas d'Aquin nous en donne un exemple : il fait précéder chacune de ses thèses des raisons de son adversaire, qu'il ne banalise ou ne ridiculise jamais, mais qu'il prend au sérieux et y répond par son « Sed contra », c'est-à-dire par les raisons qu'il considère les plus conformes à la foi et à la morale. Demandons-nous (et moi en premier) : faisons-nous ainsi nous aussi ?

Jésus dit : « Ne jugez pas, pour ne pas être jugés […] Quoi ! tu regardes la paille dans l’œil de ton frère ; et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? » (Mt 7, 1-3) Peut-on vivre, se demande-t-on, sans jamais juger ? La capacité de juger ne fait-elle pas partie de notre structure mentale et n'est-elle pas un don de Dieu ? Dans l'écriture de Luc, le commandement de Jésus : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme pour rendre explicite le sens de ces paroles, par le commandement : « Ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). Il ne s'agit donc pas d'éliminer le jugement de notre cœur, mais plutôt d'enlever le poison de notre jugement ! C'est-à-dire la rancœur, la condamnation, l'ostracisme.

Un parent, un supérieur, un confesseur, un juge, toute personne qui a une quelconque responsabilité sur les autres, doit juger. Parfois, en effet, juger est précisément le type de service que l'on est appelé à exercer dans la société ou dans l'Église. La force de l'amour chrétien réside dans le fait qu'il est capable de changer le signe même du jugement et, d'un acte de non-amour, faire un acte d'amour. Non par nos propres forces, mais grâce à l'amour qui « a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » (Rm 5, 5)

Faisons nôtre, en conclusion, la très belle prière attribuée à saint François d'Assise. (Elle n'est peut-être pas sienne, mais elle reflète parfaitement son esprit) :

« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,
Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière. »

Et nous ajoutons :

Là où est la malignité, que je mette la bénignité.
Là où est l'amertume, que je mette la bonté !

Revoir la 1ère prédication de Carême du cardinal Raniero Cantalamessa